« Tu es jeune, ton corps change mais ce n’est pas sale ! », rassurait d’un œil torve Antoine de Caunes, grimé en « Toub », sur le plateau de l’émission Nulle Part Ailleurs. C’était il y a un petit paquet d’années mais rien, pour ainsi dire, n’a changé ni ne change jamais dans les tourments des teenagers aux prises avec leurs mutations psychiques et corporelles. Ce n’est pas sale, certes, mais cela n’empêche pas deux, trois choses pas très nettes de s’étaler sur les écrans de cinéma. Petit tour transcontinental des adolescentes en pleine efflorescence, trois exemples fantastiques parmi les cas récents à la fois les plus horribles et les plus poétiques.

On n’a pas souvent l’occasion de découvrir des productions fantastiques en provenance de Suisse alémanique. Honneur, donc, à la Confédération helvétique pour démarrer ce tour d’horizon : sorti fin 2017 dans la partie germanophone du pays (et l’année suivante en Romandie), Blue My Mind est né de l’imagination de Lisa Brühlmann, comédienne zurichoise qui a signé là son premier long métrage en tant que réalisatrice. Choisissant sa ville natale pour toile de fond, Brühlmann raconte l’histoire de Mia (Luna Wedler, ci-dessus), 15 ans, débarquant en cours d’année scolaire dans un nouveau lycée. La jeune fille est d’un naturel plutôt réservé, issue d’une famille aisée et éduquée, pourtant elle ne se cherche pas de nouveaux amis dans la tête de classe, au contraire : aussitôt dans la place, Mia lorgne les écarts d’un groupe de copines exubérantes, surmaquillées et visiblement actives sur le plan sexuel. Au nombre de trois, comme les Erinyes, les Parques ou les Grâces, Nelly, Vivi et leur cheffe de meute Gianna initient Mia aux charmes du côté obscur.

Lisa Brühlmann s’est risquée à la chronique adolescente mâtinée d’un récit fantastique à base de métamorphose. L’hybridation fonctionne grâce à une thématique riche (la liberté d’être soi, l’emprise des normes sociales, l’objetisation des femmes, la pesanteur nécessaire des rigueurs parentales) et à un point d’équilibre entre les deux registres, trouvé dès les premières scènes et maintenu jusqu’au bout. L’héroïne Mia s’acoquine avec les « mauvaises filles », s’adonne à leurs jeux dangereux car elle assimile leur conduite à la liberté, alors qu’elle-même se sent prisonnière : l’entrée dans la puberté coïncide avec l’apparition, chez elle, d’un sentiment aliénant d’altérité (Mia s’est mise à douter de sa filiation avec ses parents). Une détresse décuplée par un problème intime qu’elle redoute de confier à quiconque : depuis ses premières règles son corps change de façon aberrante, Mia se transforme en autre chose, qui n’est pas humain.

Le scénario fait des choix qui seraient sans doute impensables dans une production équivalente tournée aux États-Unis, laissant dans l’ombre, à l’appréciation des spectateurs, de nombreux éléments de vérité. Oui, selon toute vraisemblance, Mia a été adoptée, elle mènera une (toute petite) enquête qui n’aboutira à rien, et on n’aura pas d’autre conclusion que celle de sa transformation achevée sous la forme d’une créature bien connue de la mythologie européenne (la bande annonce vend la mèche, ne la regardez pas jusqu’au bout !). Blue My Mind séduit par la fluidité de sa narration, par sa beauté plastique (la photographie souvent baignée dans des gris-bleus aquatiques est magnifique) et la justesse de ses interprètes, que la réalisatrice n’utilise jamais à des fins racoleuses : malgré les nombreuses scènes à caractère sexuel, les filles ne sont jamais dénudées, et Lisa Brühlmann ne fait que suggérer — c’est bien assez — l’affection lesbienne qui lie Gianna et Mia. Le film est disponible en France depuis août 2018 en e-cinéma.

« Je suis en train de me changer en monstre, mais avant cela j’ai besoin de beaucoup de sexe », annonce Marie (Sonia Suhl) à son flirt dans les décibels technoïdes du seul bar de nuit local. Elle le fait en danois car Når dyrene drømmer est une production tournée dans le Jutland, où le réalisateur Jonas Alexander Arnby a constitué devant sa caméra une petite communauté insulaire de pêcheurs. Le décor de village côtier a un petit côté lovecraftien, avec une ambiance proche de celle du « Cauchemar d’Innsmouth », et l’attitude taiseuse de toute la population ne fait que rajouter au sentiment flottant d’étrangeté que l’on ressent à la vision du film. Marie, donc, se changerait en monstre, ce qui expliquerait peut-être les regards méfiants des autochtones lorsqu’elle croise leur chemin. Les symptômes de cette métamorphose ne sont pourtant pas des plus voyants, à peine un érythème sur la poitrine mais examiné avec grand soin par le docteur Larsen, l’unique praticien de l’île. Le toubib vient en outre régulièrement à la maison de Marie pour surveiller avec la même rigueur la maman de la jeune fille, qui végète, muette, en fauteuil roulant dans un état semi-catatonique.

« Les films danois contiennent parfois énormément de dialogues, a pointé le réalisateur, ce qui aboutit à trop d’explications données au public. Or on peut en dire beaucoup sans passer par les mots. » When Animals Dream (le titre anglais international) est par conséquent une œuvre où les plages de silence abondent, et où seules les attitudes et les actions des personnages peuvent nous faire mettre des mots sur ce qui se joue à l’écran. Soit une nouvelle histoire de passage à l’âge adulte, vécue par une demoiselle à la fois objet de désir (pour plusieurs personnages masculins) et de suspicion, car on comprend, au fil des scènes, qu’elle partage avec sa mère une hérédité que d’aucuns dans la bourgade considèrent comme un danger.

Le folklore d’Europe du nord est riche de récits où un humain s’éprend d’une entité surnaturelle, par exemple d’une Selkie, créature mi-femme, mi-phoque, cousine des sirènes. Malgré son cadre scandinave et maritime, When Animals Dream se détourne en partie de cette tradition en faisant de Marie un « monstre » plus proche de ceux qu’on croiserait dans les Balkans, par exemple, les nuits de pleine lune. Tant pis pour l’originalité (l’excellent Ginger Snaps et ses deux suites sont déjà passés par là), mais le scénario conserve la trame de l’histoire d’amour, la transformation s’accélérant après que soit consommé le premier rapport sexuel. La métamorphose se concrétise in fine par un maquillage décevant, avec de vilaines lentilles de couleur (voir l’affiche), et surtout elle donne lieu à un jeu de cache-cache sanglant — si je t’attrape, je te mords ! — parfois maladroit, en tout cas en rupture avec l’atmosphère onirique générale du film, avec son pouvoir esthétique hypnotique et la séduction calme du personnage principal, à la blondeur éthérée. Sorti en 2014 au Danemark, Når Dyrene Drømmer n’est pas évident à voir en France, à moins de se procurer une édition DVD d’importation.

Le parcours initiatique des jeunes filles passe inévitablement par la scène de la « première fois », mais ce n’est pas la seule étape commune aux trois héroïnes qui nous intéressent dans ce dossier. Préludes à l’accouplement, la fête ou le bal (de préférence baignés dans des lumières saturées, et habités des pulsations d’une musique électronique) constituent des préliminaires rituels et festifs, incontournables pour les personnages comme pour les metteurs en scène des films. Dans Wildling, Anna, 16 ans (ci-dessus), se retrouve ainsi au milieu d’une assemblée dansante qu’elle n’aurait pas même osé imaginer quelques semaines plus tôt : recueillie par le shérif Ellen Cooper (Liv Tyler avec chewing gum et gun à la ceinture), Anna a passé toute sa vie enfermée dans un sous-sol de maison forestière, avec pour seul interlocuteur son geôlier, qui se faisait appeler Daddy.

Contrairement aux deux titres commentés plus haut, Wildling est jalonné de repères vite identifiables pour tout amateur de films de genre : le décor de bourgade américaine, forêt inquiétante à l’appui, fait partie des lieux communs du cinéma de trouille US, autant que le petit théâtre macabre de la « cabane au fond des bois » et que la trogne de Brad Dourif en ravisseur (« Daddy », c’est lui). Plus insolites sont le regard immense de Bel Powley, qui prête ses traits à Anna, ainsi que le fond de cryptozoologie qui sous-tend l’histoire. Les Amérindiens du nord craignaient le Wendigo, en Amérique latine le Chupacabra terrifie encore des paysans, et le Sasquatch, c’est sûr, arpente les Appalaches… Fort de cet héritage populaire, Wildling ne se donne pas la peine de justifier l’existence, dans les bois, de créatures humanoïdes à fourrure qui sont peut-être bien à l’origine de l’appétit de viande dévorant qu’Anna se découvre en croquant dans un hamburger.

Wildling repose beaucoup sur son interprète principale, Bel Powley, comédienne anglaise au visage très expressif (la réalisation en profite, avec de nombreux gros plans et inserts) et capable de basculer, avec la même force de conviction, d’une attitude candide de découverte du monde à une posture beaucoup plus agressive où il s’agit de montrer les crocs : le passage à la puberté correspond à nouveau à un changement extrême qui, bien qu’on le voie venir de loin, s’accomplit avec une efficacité dramatique indéniable. La « sauvageonne » du titre, même si elle côtoie de très près les humains (notamment un gentil jeune homme, à qui elle offre son pucelage), ne saurait être domestiquée. Son cheminement jusqu’à la libération de sa nature sauvage passe par quelques plans à la symbolique un peu lourde (Anna est cadrée plusieurs fois derrière des grillages ou des barreaux) mais nous mène jusqu’à un tableau conclusif très réussi, dont le cachet poétique digne de l’univers des contes et légendes révèle une sensibilité plus européenne qu’américaine (précisons que le réalisateur et co-scénariste, Fritz Böhm, n’est pas de la famille de l’Oncle Sam mais de Berlin, et il a mené ses études de cinéma en Bavière). Si ce que vous venez de lire vous donne envie de découvrir Wildling, sachez que le film, tourné en 2017, n’est pas — encore ? — distribué en France, et la meilleure chose à faire est de se rabattre, par exemple, sur l’édition britannique du DVD, disponible depuis août dernier.

Précédents dossiers :

British indie horror (mai 2019)

Horreur et Baby-Sitters (janvier 2018)

Américains en vacances (septembre 2017)

Requins (août 2016)

Ours (août 2015)