Au moment où commence l’histoire, l’époque de l’exploration de Mars est déjà loin derrière nous. Deux cents ans après le débarquement des premiers humains, la planète rouge est un monde colonisé et doté d’une atmosphère respirable. Les villes ont poussé, notamment Bradbury, mégalopole de six millions d’âmes qui a tout d’une version futuriste de Gotham City, avec ses politiques corrompus, ses flics ripoux ou vertueux, sa faune interlope hantant les lieux de plaisirs, clubs nocturnes et autres bars à putes. Hakan Veil, ancien agent de sécurité, connaît ce coin de l’univers comme sa poche : lâché par la multinationale qui l’employait et l’a pour ainsi dire fabriqué (l’homme fut pris en main dès la naissance pour être « amélioré » par une technologie de pointe), Veil végète depuis des années sur le sol martien avec l’espoir qu’un jour, il aura les moyens de regagner sa Terre natale, à 200 millions de kilomètres de là…

Le Britannique Richard Morgan s’est fait connaître au début des années 2000 avec son premier roman Carbone modifié, techno-thriller futuriste récompensé du prix Philip K. Dick (et récemment adapté en série TV). Un succès développé ensuite en trilogie avec les sorties d’Anges déchus et de Furies déchaînées, tous des récits mettant en vedette le mercenaire Takeshi Kovacs. Thin Air se rattache quant à lui à Black Man, roman paru en 2011 dont il reprend l’univers en inventant de nouveaux personnages. Dense et complexe, l’intrigue jette le héros dans un imbroglio politico-militaire qui le conduira à explorer de multiples strates de la société martienne. Hakan Veil apparaît comme un antihéros solitaire « hard-boiled », qui encaisse les coups de poings et les coups du sort avec autant de hargne que le lui permet sa biologie augmentée. Les séquences d’action sont nombreuses, narrées dans un style très cinématique, les répliques vachardes fusent et plusieurs passages très orientés cul ne nous font perdre aucun détail des ébats du mâle central avec une série de ladies de conditions diverses (attention, sans que le discours soit machiste pour autant — toutes les filles ont du répondant !). L’édifice romanesque est impressionnant, passionnant, très souvent drôle (le plus fun étant les échanges in petto de Veil avec son IA embarquée, « Osiris », qui intervient comme ça lui chante à la manière d’un Gemini Cricket féminin et ironique), et je le recommande sans hésiter à tous ceux pour qui Blade Runner, Ghost in the Shell ou Total Recall font office de religion. Pour les autres, disons que Richard Morgan se dresse dans le paysage littéraire tel un James Ellroy qui, en coloc avec Frank Miller, s’emploierait à tailler dans la roche martienne un monument nouveau dédié à la S.F. cyberpunk.

Disponible depuis le 11 mars 2020.

Concomitamment à cette sortie, succès sur Netflix oblige, Altered Carbon/Carbone modifié fait l’objet d’une réédition brochée grand format. Le tome premier des aventures de Takeshi Kovacs est donc à (re)découvrir, cela dit l’œuvre, bien que très punchy et immersive, présente à mon sens moins d’intérêt que Thin Air : comme une relecture S.F. de l’univers du roman noir américain classique (avec détective, femme fatale et coups de poignard dans le dos), Altered Carbon souffre d’une intrigue à trop nombreux tiroirs, d’une profusion elle aussi exagérée de personnages et d’une présence envahissante de données technologiques. Des caractéristiques que l’on retrouve, certes, dans Thin Air, mais nettement mieux pensées, dosées et organisées.