Les récits d’expédition en territoire inconnu et hostile promettent souvent d’être palpitants. À la croisée des genres, entre aventure, horreur et science-fiction, Annihilation adapte le roman éponyme de 2014 de l’Américain Jeff VanderMeer, et nous raconte l’exploration menée par cinq femmes-soldats au cœur d’une région côtière corrompue par un phénomène étrange : après la chute d’un corps extraterrestre, la zone, rapidement évacuée de ses habitants civils, est la proie d’un scintillement multicolore qui, bien qu’il baigne l’endroit d’une ambiance quasi-féerique, influe de façon dramatique sur les corps et les esprits…

Quoique l’auteur du roman s’en défende (lire ici l’entretien qu’il nous a accordé en 2016), il y a bel et bien du Lovecraft dans cette histoire de « couleur tombée du ciel », dans laquelle une abomination venue de l’espace entraîne des mutations aberrantes chez humains, animaux et végétaux. Au départ circonscrite au voisinage d’un vieux phare, la zone maléfique s’étend chaque jour davantage, et se profile la fin du monde tel que nous le connaissons. Les cinq héroïnes portant treillis et fusils d’assaut sont aussi et surtout des scientifiques ayant pour mission d’enquêter et définir la nature du péril. Parmi elles, Lena (Natalie Portman), biologiste, a vu son mari militaire disparaître dans le scintillement pour réapparaître un an plus tard, méconnaissable, tandis que le Dr Ventress (Jennifer Jason Leigh), condamnée par un cancer, mène le groupe avec la volonté de celle qui n’a plus rien à perdre.

Les portraits de groupes militaires, menacés par une présence ennemie, sont souvent gouvernés par des rapports de camaraderie fraternelle, où l’on s’épaule et se serre les coudes pour former un rempart contre l’adversaire. La situation, ici, n’est pas la même : au moment de partir, les cinq femmes du commando ne se connaissent pas ou très peu (dans le roman, elles ne sont même pas nommées et ne se désignent entre elles que par leurs spécialités scientifiques). Plutôt qu’un corps soudé, elles forment une juxtaposition d’individualités, aux personnalités et aux vécus très différents. Les pertes au sein du groupe ne donnent pas lieu à des élans d’émotion excessifs, et ce détachement affectif, cette apparente froideur dans les rapports est peut-être à l’origine des déboires du film quant à sa diffusion : suite à des projections-tests américaines peu concluantes, la production a renoncé à distribuer Annihilation en salles en Europe, le cantonnant à une exploitation en VOD (le film est visible sur Netflix). C’est dommage : réalisateur et scénariste, Alex Garland livre une œuvre certes cérébrale mais à la direction artistique splendide et qui s’avère aussi captivante que son précédent film, Ex Machina, sorti en 2015. Le tempo moderato installe une atmosphère angoissante à souhait, ponctuée de quelques séquences gore éprouvantes (dont deux parenthèses à la mise en scène façon « found footage » tout à fait justifiée). La projection achevée, on se demande toutefois quel sens donner à ce qu’on vient de voir : la longue errance des héroïnes à travers une flore et une faune réinventées, tantôt superbes, tantôt cauchemardesques, cache à n’en pas douter une foule de métaphores, notamment psychanalytiques. Plusieurs visionnements seront peut-être utiles pour relever la multitude de symboles et les décoder.