« Le monde est peuplé de crimes inaccomplis, infiniment recommencés, fantômes sans repos qui errent dans les replis de la solitude, dans la mémoire aigrie des vieilles gens, parmi les ruines, les craillements livides des corneilles, au fond des gouffres que survolent silencieusement les rapaces. Histoires crochues, histoires vampires. Une angoisse diffuse me signale votre présence, et je n’ai garde d’approcher. Malheur à qui passe outre, qui les cherche les trouve ! « (La Goule, in Histoires singulières, p.119).

La pluie, l’eau, cette insistance du bleu qui entoure un fantastique difficile, l’histoire trouble d’un homme, de son chien et de cette étrange veuve qui peut-être cherche à se venger ou peut-être ne trouve-t-on là que pures coïncidences ? (Le banc bleu, in Histoires griffues, 1988). Ici, c’est encore un accident, une chute, qui est à l’origine du phénomène étonnant que subi cet homme qui rétrécit, rajeunit jusqu’à l’état prénatal où il disparaît incontestablement. Une histoire traversée d’un doux sentiment de folie. Aussi doux que la bonté de cette femme tendre et affectueuse, plus mère qu’épouse (Retour à l’envoyeur, in Histoires griffues). Là, c’est à un imaginaire débordant d’un homme que nous sommes confrontés. Est-il devenu fou ? Ou le fantastique a-t-il réellement fait son apparition sous la forme d’un gant noir  » vivant « . Ce petit gant noir apporte avec lui un attachement morbide et une fin déchirante lorsque la passion entre cet être de cuir et une des mains du héros verse dans la tragédie…De quoi éviter de glisser la main sous n’importe quoi (Le gant de volupté, in Histoires singulières, 1979).

Van Aerde, pauvre petit professeur à la retraite, amateur de fossiles et autres coquillages, fait la rencontre sur une plage d’un Hipparion, animal fabuleux, depuis longtemps disparu de la surface de la terre. L’étrange animal ne le quitte plus. La quête d’un homme que l’on rejette, que l’on refuse. Un trésor que l’on jalouse au point de le faire disparaître. Comme ces rêves d’enfants que l’on brise par notre réalisme intransigeant (L’Hipparion, 1962).

Et cette peur que chacun d’entre nous a ressenti plus d’une fois au cours de sa vie, cette inquiétante sensation d’être de vulgaires marionnettes enfermées dans un monde, expérience de quelques dieux comme nous aimons nous-mêmes voir évoluer ces animaux et insectes dans nos zoos et cages de verre (Le Vivarium, in Histoires griffues). C’est avec humour cette fois que l’on se glisse dans le quotidien de la famille Bathory, pour qui le sang est vie…Une mise en garde pour certains locataires ! (La voix du sang, in Histoires singulières). Humour encore, lorsqu’un extra-terrestre « résinifie » dans le jardin de Cécile, y laissant une sorte de résine où plusieurs personnes iront se perdre, s’y prélasser, s’y nourrir…(Bande dessinée, in Histoires singulières). Encore une étrange histoire, celle de Frédéric qui s’éveille chaque matin et observe une chaise sur la plage. Un petit meuble posé là par on ne sait qui, on ne sait pourquoi. Cette chose l’obsède. D’autant plus qu’elle disparaît ! L’insaisissable chaise devient l’objet principal de la pensée de Frédéric jusqu’à lui vouer une haine assassine…(La chaise, in Histoires singulières). Que dire encore sinon de se méfier du Larech, être engendré par notre imagination et qui s’attache et se nourrit de nos regards jusqu’à créer une dépendance extrême. (Le Larech, in Histoires griffues).

Au centre de l’écriture de Jean Muno, il y a certes une réflexion sur la vie et ses mystères mais surtout se dégage de ses œuvres une grande tendresse. On se plonge dans ses récits parfois difficiles d’accès comme l’on s’engluerait dans une pâte moelleuse, sucrée à souhait. Lire le fantastique de Muno, c’est y découvrir des sentiments humains, des désirs et des rêves, parfois des cauchemars, mais souvent des souhaits ou des espoirs… Espoir d’être vu ou reconnu, espoir de faire revenir la magie dans un monde désenchanté, espoir de rompre la solitude… Le fantastique de Muno est l’expression de sentiments intérieurs. « Il y a tant d’images en nous, prêtes à surgir ! Une obscurité pleine de menaces… » (La maison natale, in Histoires griffues).
C’est de l’homme que surgit tel fantôme, tel désir… C’est pourquoi nombreux sont les récits de Jean Muno qui peuvent être lus sous le thème de la folie. Mais au fond qu’est-ce que la folie sinon le fait de vivre ici un ailleurs ? C’est quelque part un choix que l’on fait, qui paraît fantastique à certains, tout à fait réel aux principaux concernés. Folie et étrange se mêlent donc étroitement dans les œuvres de Muno et c’est souvent en refermant un de ses livres que nos esprits divaguent à leur tour, voyagent dans notre propre imaginaire pour retrouver toute la magie dont l’homme est capable.

Jean Muno est né le 3 janvier 1924 à Molenbeek (Bruxelles). Il s’illustrera autant dans le genre littéraire qu’avec ses pièces radiophoniques. C’est après ses études en Philologie romane que Robert Burniaux publie son premier texte sous le pseudonyme de Muno, pseudonyme qu’il adopte en souvenir du nom d’un village gaumais où il passait ses vacances. Grand acteur de la scène littéraire belge, il sera élu membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1981.

Pour terminer cette petite présentation qui a l’espoir de vous donner l’envie de découvrir ou de redécouvrir l’auteur et ses œuvres, laissons la parole aux personnages mêmes de Muno qui, dans un dialogue entre l’un fantôme et l’autre bien vivant, saisissent avec justesse ce qu’est précisément le fantastique :

 » – Mais enfin, ai-je dit non sans effort, on ne peut tout de même pas être et ne pas être !
– Faut croire que si !
 » (Personne, in Histoires singulières, Eds Jacques Antoine, p.106).