Sur les écrans franchouillards encombrés de comédies faciles, avoir la chance d’écarquiller les yeux devant un métrage tel qu’Évolution tenait du prodige : sorti au printemps dans un petit circuit de salles, le film est ce qu’on aime appeler un O.F.N.I. (lorsqu’on ne craint pas les formules-clichés), une œuvre exigeante, un peu difficile d’accès — malgré son immense beauté formelle — mais à même de combler le cinéphile fuyant à toutes jambes la banalité des productions formatées, y compris fantastiques. Évolution est disponible partout depuis fin septembre en DVD et blu-ray. Rencontre avec son auteure, Lucile Hadzihalilovic.

Khimaira : Dix ans séparent Évolution de la sortie de votre premier long métrage, Innocence. Ce second film a-t-il été si long à concrétiser ?

Lucile Hadzihalilovic : Oui, Évolution est insolite, il n’est pas facile de le ranger dans une catégorie. C’est un film fantastique, mais aussi un film d’auteur, qui se déroule dans un univers imaginaire. Ma coscénariste et moi avons travaillé le script afin d’être les plus claires, les plus simples possible, en accompagnant le manuscrit de notes d’intention, mais l’atypie du projet m’a beaucoup desservie, tant auprès des producteurs français que belges, qui ont eu du mal à saisir ma démarche.

Faut-il prendre Évolution comme le pendant masculin d’Innocence, qui était une métaphore du conditionnement féminin ?

Consacrer un film aux petites filles, puis un autre aux petits garçons… Non, ce n’est pas ce que j’avais en tête. J’ai tenu à raconter l’histoire d’un enfant de 10, 11 ans, et à la raconter de son point de vue. Ce qui m’a conduite à parler aussi de la mère de cet enfant, puis des personnages qui gravitent autour. Donc on ne peut pas dire qu’Évolution s’apparente, de ce point de vue, à Innocence, ce n’est pas la métaphore d’une société : l’intrigue est vécue à un niveau plus intime, individuel, le film est surtout là pour illustrer les peurs, les inquiétudes, les désirs de ce petit garçon. Le personnage est en train de quitter l’enfance, de devenir un préado, il est inquiet de toutes les métamorphoses à venir et s’en fait tout un monde — comme moi-même j’ai pu m’en faire un quand j’ai eu cet âge-là.

Le cadre de l’histoire est particulier, on a l’impression d’une île volcanique. Où le tournage a-t-il eu lieu ?

Nous avons tourné dans l’archipel des Canaries, sur l’île de Lanzarote, qui est en effet une terre volcanique. D’où ce cachet si particulier, avec le sable noir, les contours côtiers déchiquetés et frappés par des vagues violentes… Le petit village de maisons blanches, isolé dans ce décor dramatique, cadre très bien avec l’atmosphère de conte à laquelle je tenais à aboutir. En fait, à l’origine du projet, il n’était pas question d’île et d’océan, seulement d’un hôpital où une mère emmenait son enfant. Puis j’ai pensé qu’il serait intéressant d’abandonner le contexte urbain et de déplacer l’histoire en bord de mer : dans notre culture, on trouve beaucoup de contes et légendes ayant trait à la mer, avec justement des analogies entre l’eau et la maternité, l’enfantement, et l’océan agité qu’on voit dans le film m’a paru être l’écrin parfait pour mon histoire. L’eau, qui plus est, est un élément très stimulant visuellement, on peut la filmer dans plein d’états différents, et elle est présente aussi dans le décor de l’hôpital, avec ses murs suintant d’humidité, où il y a des flaques au sol… Même le liquide dans les poches de perfusion renvoie à l’image de la mer.

Ces séquences dans l’hôpital, avec leur corollaire scientifique étrange, engagent le film sur le territoire de la S.F…

Il y a un peu de ça : les infirmières, les médecins se penchent sur les enfants avec leurs instruments, ce qui donne un côté S.F. À vrai dire, il y avait au départ beaucoup plus d’éléments de science-fiction dans le scénario, avec des scènes d’expériences plus développées. Ces éléments impliquaient des efforts financiers, et on n’a pas pu tourner tout ce qu’on aurait aimé, une couche entière du scénario a dû être occultée faute d’argent. Mais je suis contente que l’ambiance de science-fiction demeure : j’ai lu beaucoup de S.F. étant adolescente, mon inspiration vient souvent de là. Mais c’est aussi un genre qui, hélas, s’avère difficile à aborder en France en tant que cinéaste !

Que doit-on comprendre du motif de l’étoile, récurrent dans le film ?

Il ne faut pas vraiment voir dans ce motif une symbolique particulière. Au début, l’enfant joue avec une étoile de mer sur la plage, et la scène illustre simplement le plaisir des jeux d’enfants au bord de l’eau. Maintenant, si l’on regarde bien une étoile de mer, on se rend compte que c’est un animal fort étrange, très éloigné de notre ordre de mammifères, avec des capacités étonnantes de survie, de régénération… Un animal qui nous est à tous très familier et qui, pourtant, a un aspect des plus inquiétants et mystérieux. C’est en partant de cette constatation que j’ai élaboré une partie de l’univers du film.

Les enfants, par leurs dessins, évoquent notre monde, notre réalité, ce qui amène à formuler des hypothèses. Peut-être ont-ils été enlevés par ce groupe de femmes qu’une scène, d’ailleurs, nous fait assimiler à une assemblée de sorcières…

On peut en effet suivre cette interprétation : le jeune héros, Nicolas, dessine des choses qui pour nous sont très ordinaires mais qui n’appartiennent pas du tout à l’univers du film. À un moment, l’enfant lance même à sa mère qu’elle n’est pas sa vraie mère… Donc oui, on peut tout à fait défendre l’idée d’enlèvements. Maintenant, étant donné qu’on se trouve dans un monde inversé, où les garçons enfantent, on peut aussi bien — et c’était mon idée — concevoir que les enfants se figurent par le dessin des mondes imaginaires, et ces dessins représentent des éléments de ce que nous, de notre point de vue, nommons la réalité. Cela dit, je ne veux pas imposer une explication définitive, et l’hypothèse d’enlèvements me semble tout à fait recevable. J’aime, au cinéma, que le scénario ménage une part de mystère, qu’il ne m’explique pas tout et m’invite à ma propre interprétation.

Concernant les personnages adultes, la caméra s’attache surtout à la mère de Nicolas et à Stella, une infirmière, interprétées par Julie-Marie Parmentier et Roxane Duran. Comment avez-vous choisi ces comédiennes ?

Je tenais à ce que les actrices soient jeunes, que l’écart d’âge entre mères et enfants ne soient pas très important afin que naisse un doute quant au lien réel qui les unit. Quand je me suis lancée dans l’écriture d’Évolution, il y a déjà longtemps, j’ai dès le début songé à Julie-Marie Parmentier, une excellente comédienne qui a plusieurs facettes : elle peut être très belle, attirante, puis d’un coup se montrer mystérieuse et inquiétante. Je comptais au départ lui confier le rôle de l’infirmière puis, les années passant sans que le film n’arrive à se faire, je me suis dit qu’elle serait l’interprète parfaite pour la mère de Nicolas. Julie-Marie a commencé par refuser le rôle ! Elle ne voulait pas jouer une méchante mère… Je lui expliqué que le personnage n’était pas animé de méchanceté, que ses raisons d’agir étaient ailleurs, et elle a fini pas accepter. Il y a peu de dialogues dans le film, beaucoup de sentiments passent par la seule présence physique des acteurs et je trouve que le jeu étrange de Julie-Marie convient à merveille.

Concernant Roxane Duran, je n’ai pas d’emblée pensé à elle : j’avais gardé en mémoire son image dans Le Ruban blanc de Michael Haneke — elle était alors adolescente —, aussi je l’imaginais beaucoup plus jeune. Je lui trouve des points communs avec Julie-Marie Parmentier : elle est, elle aussi, à la fois très douce et étrange, et c’était important pour moi de créer, avec cette communauté, un groupe de femmes physiquement semblables, avec une touche bizarre supplémentaire — les sourcils effacés. Roxane apporte beaucoup au rôle : elle a un côté enfantin qui justifie qu’elle va, à un moment, basculer du côté de l’enfant. Elle et le jeune comédien qui joue Nicolas ont vite été très proches, et les scènes entre eux deux ont été faciles et joyeuses à tourner.

Sans vouloir trop en dire, les sourcils effacés ne sont pas la seule bizarrerie physique qui rapproche toutes ces femmes…

Oui, alors seraient-elles elles-mêmes des résultats d’expérience ? On n’en sait rien. Là encore, le scénario initial dévoilait davantage l’origine de ces femmes. Peut-être sont-elles le résultat d’une évolution, et dans ce cas c’est la nature qui les a créées… Comme nous sommes dans l’univers du conte, on peut aussi les voir comme une variation sur le thème de la sirène, une créature hybride issue de la mer telle qu’on peut en croiser aussi bien dans les contes et légendes que dans le cinéma fantastique.

Ou encore dans les récits d’horreur de H.P. Lovecraft…

Exactement. J’ai aussi beaucoup lu Lovecraft dans mon adolescence, et quand on m’a interrogé sur mes influences lors de l’écriture du film, je me suis rendu compte de l’importance de Lovecraft, notamment sa nouvelle La Malédiction de Dunwich, dont l’intrigue est proche de l’histoire d’Évolution. On m’a aussi fait remarquer que la question des origines, de la naissance, de la possibilité de créer des êtres nouveaux était aussi au centre des histoires de Lovecraft. Voilà, en écrivant Évolution, j’ai peut-être tout simplement « recraché » Lovecraft !

Quelques mots sur l’extraordinaire beauté du film et votre collaboration avec le chef-opérateur ?

Manuel Dacosse, un jeune directeur de la photo dont j’ai adoré le travail pour les films d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, Amer et L’Étrange Couleur des larmes de ton corps — deux splendeurs visuelles ! Nous nous sommes mis d’accord sur le choix du format CinemaScope, sur le fait que nous allions composer des plans fixes, avec des couleurs très intenses. Nous avons beaucoup travaillé sur le rendu des matières. Manuel a aussi collaboré avec la chef-décoratrice, Laia Coll : c’est ensemble qu’ils ont abouti au cachet particulier des séquences dans l’hôpital. Manuel a dû travailler vite : nous n’avions que 25 jours de tournage, il a cependant réussi à faire de très belles choses en peu de temps, avec peu de moyens, et je lui suis extrêmement reconnaissante pour son apport au film.

Propos recueillis par Julien Fleury, Julien Astorino et Christian Lesourd. Un grand merci à Karine Durance pour nous avoir offert la possibilité de cet entretien.

Retrouvez la critique d’Évolution dans notre compte rendu du 23ème Festival de Gérardmer, où le film de Lucile Hadzihalilovic s’est adjugé deux prix, celui du Jury et celui de la Critique.

Lucile Hadzihalilovic lors de la présentation d’Évolution à Gérardmer, en janvier 2016.