Après la mort de leurs parents, deux fillettes passent cinq années livrées à elles-mêmes dans une cabane perdue dans la forêt. De retour à la civilisation, elles sont recueillies par leur oncle Lucas et sa compagne Annabel… Mais Victoria et Lilly ont-elles vraiment passé seules ce long exil dans les bois ?

Le parrainage du grand Guillermo del Toro avait porté bonheur à Juan Antonio Bayona, il y a quatre ans, lorsque son premier long métrage L’Orphelinat avait décroché le Grand Prix du Festival de Gérardmer. Bis repetita cette année avec Mamá, toujours coproduit par le Mexicain et mis en scène par Andrés Muschietti. Une première œuvre que le cinéaste argentin a tournée en anglais dans l’Ontario (Mamá est officiellement une coproduction entre l’Espagne et le Canada). Présent à Gérardmer avec sa sœur Barbara, qui a coécrit et coproduit le film, Muschietti a rappelé sur scène avant la projo les origines de son film : « Mamá est l’adaptation en format long d’un court métrage que j’ai tourné en 2008 (à voir ici avec la bande annonce — NdR). Il ne durait que trois minutes, le film que vous allez voir est près de quarante fois plus long ! On espère que vous aurez quarante fois plus de plaisir à le regarder. »

Le plaisir ressenti à la découverte de Mamá ne tient pas seulement à sa maîtrise formelle (plans-séquences millimétrés, jeux sur les échelles de cadrage, direction artistique impec), mais aussi, tout simplement, à la présence d’une belle et bonne histoire, qui relève autant du conte que du mélodrame et du film de trouille avec fantôme. Avec une science consommée du rythme, Andy Muschietti enchaîne les coups d’adrénaline et les temps de pause, varie les décors et les ambiances (la cabane dans la forêt est un très beau clin d’œil à l’univers des contes enfantins). Le réalisateur et coscénariste met toutes les chances de son côté en confiant les premiers rôles à une mère (de substitution) et à ses deux fillettes. Il y a un monstre dans le placard des enfants, on a peur pour eux, on a peur avec la maman, l’empathie fonctionne à plein régime. Le final flamboyant fait bondir le cœur dans la poitrine, envoûte le regard, ne manque pas de faire verser une larme… À Gérardmer, Mamá a été récompensé à plusieurs reprises (le Prix du Jury Jeunes et le Prix du Public s’ajoutent au Grand) et à juste titre pour ce qu’il est, à savoir un très bon film populaire, mis en images avec inspiration et élégance, et dominé par une superbe composition de Jessica Chastain dans le rôle d’Annabel. Khimaira vous livre les propos de l’heureux réalisateur argentin recueillis dans les salons feutrés de l’Hôtel Overlook… pardon, du Grand Hôtel & Spa de Gérardmer, quelques heures à peine après les applaudissements nourris qui ont conclu la projection officielle du film.

Khimaira: Au début et à la fin de L’Échine du diable de Guillermo del Toro, qui a produit Mamá, on entend cette question en voix off, « ¿Qué es un fantasma? » — Qu’est-ce qu’un fantôme ? Permettez-moi de vous la poser à mon tour… Et surtout, croyez-vous en leur existence ?

Andrés Muschietti: Il y a certaines personnes qui, à mon avis, sont plus réceptives que le commun des mortels à l’existence d’autres niveaux de réalité. Personnellement, je n’ai jamais rien vu de tel, je n’ai jamais croisé de spectres, mais disons que j’aimerais qu’ils existent tout en redoutant cette possibilité ! Je me verrais bien accrocher chez moi le célèbre poster du bureau de Fox Mulder, celui avec l’ovni et la phrase « I want to believe », cela résume parfaitement mon attitude à ce sujet.

Le film met en scène une mère monstrueuse, comme dans Psychose d’Hitchcock ou Aliens de James Cameron, dans des registres bien sûr très différents du vôtre. Comment expliquez-vous que la figure maternelle puisse donner lieu à l’écran à des monstres aussi effrayants ?

D’un point de vue dramaturgique, nous avions besoin de faire apparaître Mamá comme une créature horrible afin de créer une atmosphère qui donne la chair de poule. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte que Mamá n’est motivée que par un instinct maternel très pur, et le personnage n’est un monstre que parce ce que nous voulons le voir ainsi : la vision qu’on a d’elle est biaisée à cause du jugement qu’on porte sur ses actes. Or, tout ce qu’elle désire, c’est aimer et protéger, et il n’y a bien sûr rien de mal à ça ! Elle ne veut que récupérer son enfant, même si, évidemment, elle doit tuer pour aboutir à ses fins.

Au début du film, la petite maison dans la forêt, la neige, la sculpture du loup… sont des éléments qui évoquent l’univers du conte. Considérez-vous Mamá comme un conte ?

Pour construire le film, j’ai utilisé des éléments typiques des histoires de fantômes et d’autres détails tirés, en effet, de l’univers des contes, afin de créer un mélange inédit, original. Maintenant, ces éléments issus des contes sont aussi là pour symboliser l’univers imaginaire qu’ont dû se créer les deux petites filles pour survivre des années durant dans la forêt. Les lunettes brisées de Victoria, l’aînée, sont une métaphore qui renvoie aussi à cet aspect de leur histoire : les fillettes doivent se fabriquer une réalité qui les empêche de voir qu’elles ont été recueillies et élevées par un monstre.

Après cinq années dans la forêt, la plus jeune des deux sœurs, Lilly, se comporte comme un petit animal. Comment avez-vous réussi à faire exécuter sa gestuelle étonnante à une aussi jeune comédienne ?

En lui expliquant ce que j’attendais d’elle, bien sûr, mais surtout en lui mimant tout ce que je voulais qu’elle fasse. À l’inverse de Megan Charpentier, qui joue Victoria et qui avait déjà l’expérience de nombreux tournages (Megan Charpentier a notamment tourné dans Le Chaperon rouge de Catherine Hardwicke, Resident Evil : Retribution, Jennifer’s Body… — NdR), Isabelle Nélisse a abordé le tournage de la façon la plus fraîche et naïve qui soit. Elle a pris cela comme un jeu, elle s’est amusée. Pour l’aider à bouger de manière étrange, saccadée, par exemple quand elle se déplace à quatre pattes, nous avons imaginé un système de ficelles que nous avons attachées à ses membres, afin de créer une résistance pour retenir ou, au contraire, accélérer ses mouvements. Les liens ont été ensuite effacés numériquement au montage.

La réapparition de Victoria et Lilly, après cinq ans dans la forêt, est une des séquences les plus étonnantes du film : on les voit surgir tels deux petits animaux sauvages, couverts de crasse, à la fois effrayants et gracieux…

Tout à fait. Nous voulions aboutir à cet instant à quelque chose d’unique. Dans cette scène précise, la gestuelle des deux fillettes était cruciale mais ne suffisait pas. Elles devaient aussi apparaître très amaigries après des années de malnutrition, et on a eu recours à des effets numériques en post-production pour les rendre extrêmement fluettes.

Avez-vous effectué des recherches sur des cas d’enfants sauvages ?

Oui, nous avons cherché des informations sur des histoires d’enfants élevés par des animaux, mais aussi sur des cas d’enfants mis à l’écart comme celui, très célèbre aux USA, de Genie, dans les années 1970. C’est une gamine qui a vécu des années enfermée dans sa chambre, les pieds et les mains attachés à son lit. Lorsque son existence a été découverte par les services sociaux, elle avait plus de dix ans et ne savait ni parler ni marcher… On trouve aussi des histoires de gamins que leur famille a isolés au fond d’un jardin et dont la survie a été prise en charge par des chiens, ce genre de choses… Ce sont des histoires plus effrayantes que n’importe quel film, et qui en même temps sont fascinantes : elles montrent que la nature est à même de pallier la négligence des hommes pour assurer la subsistance d’enfants délaissés.

À propos d’animaux, vous avez recours à des symboles classiques dans le film, par exemple le papillon qui représente l’âme. Comment doit-on appréhender la grande pieuvre tatouée sur le bras d’Annabel ?

La pieuvre est capable de s’amputer d’un tentacule pour se libérer si jamais elle se retrouve coincée. À mes yeux, cette faculté symbolise la personnalité d’Annabel et sa réticence à s’engager dans cette aventure de famille recomposée. Lorsque le tribunal attribue à son couple la garde de Lilly et Victoria, elle est beaucoup moins à l’aise que Lucas, elle n’a pas envie autant que lui d’assumer cette responsabilité.

D’ailleurs, au début de l’histoire, Annabel et Lucas font figure d’adolescents : Lucas gagne mal sa vie en dessinant des b.d., Annabel joue de la basse dans un groupe de rock, ils ont peu d’argent et pas d’enfant. Peut-on dire que l’aventure qui les attend, en les mettant à l’épreuve, va faire d’eux des adultes à part entière ?

Je ne dirais pas que le message du film réside dans cet aspect de l’histoire. Annabel et Lucas développent, c’est vrai, une attitude protectrice vis-à-vis des filles, mais je ne crois pas qu’ils évoluent tant que ça, en tout cas pas Lucas, qui avait déjà à cœur de s’impliquer : après le décès de son frère et de sa femme, il a recherché activement ses nièces pendant des années. Mais en effet, le cas d’Annabel est différent : elle entre progressivement dans son rôle de mère adoptive, jusqu’à se battre comme une lionne pour protéger les enfants. C’est cet aspect de l’histoire que j’ai souhaité privilégier. La lutte entre les deux mères était primordiale dans le film, d’où mon choix d’écarter assez vite le personnage masculin.

Jessica Chastain (Annabel) et Nicolaj Coster-Waldau (Lucas) forment un duo qui fonctionne très bien à l’écran. Comment les avez-vous choisis ?

Jessica était mon premier choix pour incarner Annabel. Je l’ai découverte il y a quelques années dans un film intitulé Jolene, l’histoire d’une orpheline qui passe dix ans à voyager d’un bout à l’autre des États-Unis, qui fait l’expérience de la vie dans une famille d’adoption… Elle est parvenue dans ce film à interpréter une palette d’émotions que j’ai trouvée vraiment saisissante. Je lui ai fait parvenir le scénario, elle l’a tout de suite aimé. Quant à Nicolaj, je ne le connaissais qu’à travers la série Game of Thrones, dont je n’avais vu qu’un épisode au moment où je l’ai contacté. Il a fait le déplacement depuis le Danemark, où il vit, il a passé des essais au cours desquels il n’a pas joué Lucas mais Jeffrey, le frère disparu, puisqu’il s’agissait d’interpréter les deux rôles. Je lui ai fait jouer la scène où le personnage se trouve avec sa fille, dans la cabane, au début du film. Nicolaj a été formidable, et voilà !

[Andrés Muschietti enchaîne les interviews et Anaïs, l’attachée de presse du film, me fait signe à cet instant qu’il me faut conclure !] Une dernière remarque avant de se dire au revoir : d’ordinaire, le chien est un animal psychopompe qui fait le lien entre le monde des morts et celui des vivants. Comment se fait-il que Handsome, le basset de la famille, ne jappe pas pour signaler la présence de Mamá ?

(Rires) On ne m’avait encore pas fait cette remarque ! Eh bien… la meilleure explication que je puisse donner, c’est que le chien reste tranquille car il comprend que le fantôme n’est pas un danger pour les fillettes… et peut-être parce qu’il aime bien Mamá !

Nous aussi, à Khimaira, nous aimons beaucoup Mamá ! Si vous n’étiez pas à Gérardmer pour découvrir le film en avant-première, un peu de patience : le film d’Andrés Muschietti sera le 15 mai 2013 dans les salles françaises. À lire également, notre compte rendu du 20ème Festival de Gérardmer.


Remerciements à Anaïs Lelong et Étienne Lerbret