« Coup d’essai, coup de maître »… La formule serait appropriée mais un peu trop facile, d’autant que la cinéaste Rose Glass n’en est plus à son premier coup de manivelle : diplômée du prestigieux London College of Communication, l’artiste anglaise a déjà affirmé son style au travers de cinq courts métrages tournés pendant la décennie passée. Sa première œuvre en format long s’intitule Saint Maud, on y plonge avec effroi dans l’esprit tourmenté d’une garde-malade bigote, obsédée par le salut de l’âme de sa patiente en phase terminale de cancer. Une apnée infernale dans un esprit torturé qui a séduit un monde fou au dernier Festival de Gérardmer : Saint Maud a remporté hier soir pas moins de quatre récompenses — dont le convoité Grand Prix — décernés par les différents jurys. À la veille du palmarès, Ms. Glass a répondu à nos questions entre deux gorgées d’une delicious cup of tea.

Khimaira : Saint Maud est un conte sur la solitude. Êtes-vous d’accord avec cette définition ?

Rose Glass : Un conte sur la solitude, oui. Tout à fait.

Le portrait que vous faites de cette infirmière isolée et obsédée par la religion sonne juste, on a l’impression que vous avez vraiment connu une personne comme elle…

Non, le personnage est fictif. Quelques traits de son caractère pourraient correspondre à certaines personnes que je connais, mais pour l’essentiel Maud est une pure création. Un processus assez long, d’ailleurs : j’ai passé deux ans sur le scénario et le personnage a beaucoup évolué au fil de l’écriture. Au départ, j’avais uniquement envisagé l’histoire sous l’angle d’un dialogue entre Maud et la voix de Dieu qu’elle entend dans sa tête. Cette approche persiste un peu dans la forme définitive du film, mais je m’en suis quand même éloignée en réfléchissant à quoi pourrait ressembler sa vie au-delà de sa sphère strictement personnelle. Et je me suis alors rendu compte que ce que je faisais était le portrait d’une solitude, d’une femme prisonnière de sa vie intérieure, incapable de nouer de véritables relations avec les gens autour d’elle.

On n’apprend d’ailleurs pas grand-chose de la vie de Maud, on ne sait pas d’où elle vient, ni si elle a une famille quelque part…

Cela a fait partie de mes préoccupations — décider de ce qu’il fallait expliquer ou laisser dans l’ombre. J’aime à penser que les gens qui apprécient le film auront envie de le revoir et qu’ils pourront, à la deuxième vision, relever des informations sur la vie de Maud, présentes discrètement sous la forme d’indices. Cela dit, lorsqu’on découvre le film, on comprend tout de même deux ou trois choses, par exemple qu’elle a travaillé auparavant dans un hôpital, qu’un événement traumatisant pour elle s’est produit à cette période-là… ce qui est d’ailleurs presque banal s’agissant de faits s’étant produits au sein du NHS [National Health Service, le système de santé public britannique — NdR]. En interrogeant les gens des hôpitaux, on s’entend toujours raconter des histoires qui dressent un état des lieux catastrophique concernant les relations professionnelles et les conditions de travail. À cela s’ajoute bien sûr la difficulté d’affronter au quotidien des situations de fin de vie chez les patients. Pour une personne déjà fragile et solitaire telle que Maud, devoir évoluer dans un tel milieu ne peut que s’avérer néfaste et la conduire là où on la trouve lorsque débute le film.

Pensez-vous que le cheminement de Maud vers une croyance fanatique est semblable à celui des personnes qui basculent dans l’intégrisme ?

L’histoire de Maud lui est propre, et ce que j’avais en tête était d’explorer l’enchaînement d’épreuves qui finit par la conduire à des actes extrêmes. Maintenant, c’est vrai : on entend régulièrement aux infos des histoires de gens qui se font exploser, qui tirent sur la foule ou commettent d’autres actes horribles, et il est très difficile de comprendre comment ces personnes peuvent en arriver là. On peut mettre leurs actions sur le compte de la démence pure et simple, mais c’est une posture paresseuse qui revient à balayer la poussière sous le tapis en évitant de se poser de vraies questions sur la motivation de leurs actes. Pour ma part, je pense qu’on ne se réveille pas simplement un matin en ayant en tête de tuer des gens, et que les actes de violence extrême impliquent en amont un parcours complexe. En ce qui concerne Maud, on peut s’imaginer que si elle n’avait pas été si seule, si des gens l’avait entourée et aidée à certaines étapes cruciales de sa vie, alors tout aurait pu être très différent.

Lorsqu’on entend la soi-disant voix de Dieu, elle s’adresse à Maud non pas en anglais mais en gallois. Est-ce un des indices dont vous parliez à l’instant ?

Cette scène était déjà présente dans la toute première version du scénario. C’est un moment décisif, pendant lequel Maud est en proie à des doutes alors qu’elle projette se rendre une dernière fois chez sa patiente, Amanda. C’est à cet instant que Dieu doit obligatoirement lui donner un signe clair, sans aucune ambiguïté. Je me suis demandé : « À quoi la voix de Dieu peut-elle ressembler lorsque Maud l’entend ? ». Et pendant le tournage, j’ai entendu plusieurs fois la comédienne qui joue Maud, Morfydd Clark, qui est galloise, s’adresser dans sa langue à sa sœur ou ses parents quand elle les avait au téléphone. Je trouve les sonorités du gallois très curieuses, intrigantes… et ça correspondait bien à l’impression que je voulais faire passer. Et la « voix de Dieu » n’est autre que celle de Morfydd Clark elle-même : elle a enregistré ces quelques lignes de dialogue en studio et nous avons ensuite modifié la tonalité de la voix au mixage. Dans cette scène, en somme, elle se parle à elle-même, ce qui est en cohérence avec le personnage.

L’appartement minuscule qu’elle occupe est terrifiant : tout est étroit, les fenêtres ne servent à rien… On dirait une cellule dans un couvent.

C’est exactement ça. Je voulais que son appartement ressemble à la retraite d’un moine, à la grotte d’un ermite. Un lieu de vie à l’opposé de la maison de sa patiente, Amanda, qui, même si l’endroit est assez sombre, s’apparente plutôt à une sorte de jardin d’Eden interdit, où cette femme reçoit tous ses amis.

Sentant sa mort imminente, Amanda pourrait d’ailleurs verser elle aussi dans la religion, comme d’autres gens qui, condamnés par la maladie, cherchent du réconfort en se tournant vers Dieu. Mais ce n’est pas le cas d’Amanda. Est-ce une preuve de sa force de caractère ?

Amanda est en effet une personne très forte, bien que le fait de s’entourer de gens, d’amis, est une manière pour elle de se distraire et de s’extraire de la réalité. Cela dit, elle apprécie Maud, elle l’aime bien, elle ne considère pas sa quête de Dieu comme une absurdité. Mais c’est juste, elle n’est pas de la même trempe : à l’inverse de Maud, elle n’éprouve aucun sentiment de honte ni de culpabilité, elle est tout à fait à l’aise avec elle-même.

Les amis d’Amanda, qui, avant sa maladie, était danseuse et chorégraphe, sont des gens très « arty », ils ont l’air assez creux, ils manquent d’authenticité. D’un point de vue de spectateur, ce n’est pas évident de choisir un camp entre la bigoterie inquiétante de Maud et la superficialité de ces personnes…

Amanda trouve le réconfort et son salut dans les relations humaines, et les gens du monde de l’art et de la créativité sont pour elle amusants à côtoyer. Maud manque totalement de ce genre de choses dans sa vie. Ce qu’Amanda trouve au sein de son groupe d’amis n’est ni plus ni moins ce que cherche Maud quand elle fait tout son possible pour créer des interactions entre elle et les autres. Mais ce que vous dites est juste : au fond, Amanda est elle aussi isolée dans sa grande maison, ses amis ne sont pas toujours là et ne viennent lui rendre visite qu’occasionnellement.

L’histoire ne se déroule pas à Londres mais dans une ville de bord de mer. Il y a des vagues et la plage, mais l’atmosphère est très particulière, on n’est pas sur la Côte d’Azur…

Dès le début, j’ai voulu situer le film dans cet environnement : il y a beaucoup de villes anglaises comme celle-là, des endroits qui étaient très courus et populaires dans les années 1960 mais qui ont peu à peu périclité et sont aujourd’hui dans un état de décrépitude. D’où cette ambiance de conte de fées un peu tordu qui allait bien avec la tonalité du film.

Pour terminer, une question que je ne peux pas manquer de vous poser : êtes-vous vous-même croyante, ou en tout cas, avez-vous reçu une éducation religieuse ?

Je suis allée à l’école catholique ! Quand j’étais gamine, j’avais des bonnes sœurs pour enseignantes, j’allais souvent à l’église… Je baignais toujours un peu dans ce contexte. Ensuite, en grandissant, je me suis mise à considérer les choses autrement, j’ai pris du recul et du coup mes distances. Alors non, je ne suis pas quelqu’un de croyant, mais je me suis toujours intéressée au rôle que la foi pouvait jouer dans la psychologie humaine, et de quelle manière elle pouvait apporter du sens à la vie de ceux qui croient.

Un très grand merci à Robert Schlockoff pour l’organisation de cet entretien. Sortie de Saint Maud en salles le 24 juin 2020. La critique du film dans notre compte rendu de la sélection 2020 du Festival de Gérardmer.