On peut parfois mesurer la force d’une œuvre au nombre de ses adaptations et réinterprétations. C’est le cas d’Alice In Wonderland/Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll et de ses avatars à foison — versions animées, filmées, jeux vidéo… — que neuf vies de chat (du Cheshire) ne suffiraient peut-être pas à recenser.

Cette fois, qu’avons-nous entre les mains ? Wonderland, impressionnante brique de près de 550 pages rassemblant la série de trois comics nés de l’imagination du scénariste Raven Gregory (et parus initialement en 2008-09 dans la collection Grimm Fairy Tales, de l’éditeur US Zenesope). Alice vit aux États-Unis, à notre époque, bien après son incursion dans le Pays des merveilles. Elle est à présent mariée, mère de famille et… elle ne va pas bien. Depuis une tentative de suicide cinq ans plus tôt, Alice végète dans un état catatonique, son lapin blanc de compagnie sur les genoux. Calie, sa fille de 18 ans, se morfond, n’en pouvant plus de l’atmosphère familiale pesante (son frère Johnny est aussi un peu perturbé) et de la routine de son existence (l’alcool, les champignons et la baise ne sont que des pis-aller). Mais « Wonderland » va se rappeler au bon souvenir d’Alice et, surtout, injecter quelques onces noires de folie dans la vie de sa fille.

Raven Gregory ne s’est pas limité au seul univers de Lewis Carroll : son ambition a été de croiser les personnages de l’auteur britannique et le monde d’épouvante d’H.P. Lovecraft. Habité de silhouettes réinventées par le dessinateur Daniel Leister (le Chapelier, le Chat, la Reine de cœur, etc. sont tous là, habillés d’une chatoyante palette numérique — certains aiment le rendu très lisse, d’autres pas), Wonderland devient une dimension infernale menaçant de nous envahir, à moins que des initiés consentent à pratiquer des sacrifices ponctuels pour maintenir fermée la porte entre les mondes. L’hybridation fonctionne et on n’a jamais envie de lâcher le bouquin, les yeux pris dans les fils d’une intrigue qui privilégie grandement les personnages féminins — Alice bien sûr, mais surtout Calie, l’héroïne véritable des trois tomes, Retour au Pays des merveilles, Au-delà du Pays des merveilles et Fuir le Pays des merveilles.

Les auteurs s’amusent à disséminer au fil des cases une multitude de détails subliminaux et autres « Easter eggs » qui renvoient, entre autres, à leurs références et influences (le premier tome se conclut par deux pages de « solutions » qui invitent à tout reprendre depuis le début, parfois avec une loupe à la main !). In fine, pour les plus grands fans, plusieurs pages d’esquisses, de croquis préparatoires et d’extraits de scénario viennent parfaire l’ouvrage. Bien sûr, inutile de vous risquer dans ce pays des merveilles si les contes revus et corrigés façon comics pour adultes ne sont pas votre tasse de thé : Wonderland est résolument noir, pervers et sanglant, les filles y sont super sexy et les monstres cauchemardesques. Mais si, en librairie, la couverture vous fait de l’œil, l’air de vous dire « read me », n’hésitez pas, résister serait… pure folie.

En librairie depuis le 25 janvier 2022.