On a parfois tendance à l’oublier, le palmarès du Festival de Cannes ne couronne pas systématiquement des œuvres d’auteurs austères, loin s’en faut : en digne successeur d’une longue série de titres fous et hors norme — remember Blow Up, Mash, Apocalypse Now, Pulp Fiction, Taxi Driver… —, Titane de Julia Ducournau s’est imposé cette année comme le film préféré du jury cannois, présidé par Spike Lee. Nous avons parlé de Titane avec Olivier Afonso, artiste responsable (avec toute son équipe de CLSFX — Atelier 69) des nombreux effets spéciaux de maquillage du film.

Khimaira : La nouvelle de la Palme d’Or à Cannes, je suppose que ça a été une satisfaction énorme, pour toi comme pour tous ceux qui ont travaillé sur Titane ?

Olivier Afonso : Oui, d’autant que Julia aimait bien l’idée de présenter le film à Cannes. Je la connais depuis très longtemps, j’ai bossé avec elle pour son court métrage Junior, ensuite pour Grave et maintenant pour ce film-ci… Je l’ai un peu vannée à ce sujet au début, à propos de Cannes. Ce qui comptait pour moi, c’était avant tout qu’on fasse le film. Elle aussi, naturellement, mais la perspective d’une sélection de Titane dans ce festival lui faisait vraiment plaisir. Alors en repartir avec la Palme d’Or, c’est vrai, ça nous a tous fait halluciner ! C’est une belle surprise et, symboliquement, elle a beaucoup de poids : dans son discours à la remise du prix, elle a parlé de « laisser entrer les monstres », et c’est une image importante. Déjà, avec Grave, on était arrivés jusqu’aux César, à présent on est récompensés à Cannes. Ça vient prouver que ces films, d’un genre souvent sous-estimé, sont des œuvres au même titre que les autres.

La nouvelle de l’attribution de la Palme, l’équipe du film l’a vécue en direct ou est-ce que vous l’avez apprise un peu avant ? Certains colportent que l’information aurait fuité, avant même la bourde de Spike Lee en début de soirée…

Le dernier jour du festival, Julia a été rappelée pour assister la cérémonie de clôture. En général, c’est bon signe même si, bien sûr, on ne sait jamais ce qu’il y aura à la clé. Le système de vote du jury est très secret, chacun se prononce de son côté. Alors cette histoire de fuite d’info, non, je n’en ai pas entendu parler. Je pense que les gens aiment bien se raconter des histoires. Et pour ce qui est de la bourde de Spike Lee, je ne l’ai pas vue en direct : j’étais en pleine réunion familiale, on était installés dehors et, à un moment, je suis quand même revenu à l’intérieur pour allumer la télé et voir ce qui se passait à Cannes. Et c’est là que mon téléphone s’est mis à recevoir toute une série de textos pour m’alerter ! Et j’ai vu l’attribution de la Palme. C’était hyper émouvant parce que Julia, c’est pour moi plus qu’une réalisatrice, c’est une copine, on a une relation assez drôle et aussi très animée car on se plaît souvent à confronter nos points de vue de façon très virulente. La voir sur scène recevoir le prix m’a beaucoup touché. Je suis très content pour elle et pour tous les techniciens qui travaillé sur Titane. Ça a été un film vraiment très dur à fabriquer.

Te souviens-tu de la première fois que Julia t’a parlé de Titane ? Où en était-elle dans la rédaction du film ?

C’était peut-être un an et demi ou deux ans avant de démarrer le tournage : la préparation du film a été très longue, ça a été compliqué de convaincre les gens de la solidité du projet et de rassembler le budget nécessaire, et ensuite la crise sanitaire n’a rien arrangé. J’ai eu entre les mains une première version du scénario, qui laissait entrevoir un métrage beaucoup plus long avec, en ce qui concerne ma partie, des choses très compliquées à réaliser. Ce qui ne m’a pas surpris venant de Julia car elle adore recourir aux effets de maquillage. Et encore aujourd’hui, quand tu vois la version définitive du film, tu te rends compte que ces effets sont omniprésents à l’image.

Tu as donc été associé de très près à l’élaboration du look de l’héroïne ?

Oui, nous avons beaucoup discuté de l’apparence du personnage. Julia savait précisément ce qu’elle voulait, à commencer par l’aspect de la cicatrice d’Alexia : elle avait à l’esprit quelque chose de très graphique, une spirale, presque un escargot. Ce qui donne au final un stigmate mal cicatrisé, avec d’énormes agrafes, dont l’aspect n’est pas réaliste car on ne l’a jamais envisagé comme tel. Nous avons suivi la même démarche concernant la transformation physique globale du personnage. Julia m’expliquait ce qu’elle avait imaginé pour son héroïne et mon travail a consisté à concrétiser ce qu’elle avait en tête, comme une extension de sa pensée.

Comment la comédienne, Agathe Rousselle, a-t-elle vécu cette transformation physique ? Son reflet dans le miroir change du tout au tout, et ce n’est pas dû qu’au maquillage…

Elle pourrait forcément t’en dire plus que moi, mais de mon point de vue de maquilleur, j’ai pris certaines précautions : j’ai confié toute l’exécution du travail au plus près du corps d’Agathe à des femmes de mon équipe, afin de créer une atmosphère de complicité qui la mettrait le plus possible à l’aise. Et j’ai vraiment abordé ce travail sur le corps de la comédienne de la façon la plus technique et désexualisée qui soit. C’est de toute façon une approche qui s’impose d’elle-même : il faut travailler à l’élaboration des prothèses, ensuite établir un protocole pour la pose. Agathe elle-même n’a pas vécu les choses autrement : elle a mis son corps entre nos mains comme une matière à utiliser. Au fil du tournage, l’atmosphère s’est de plus en plus détendue et une vraie proximité s’est installée entre elle et tous les membres de l’équipe du maquillage. À la fin, il nous arrivait même de nous amuser à passer des musiques complètement débiles pendant les séances de maquillage, qui étaient devenues des moments vraiment très sympas et joyeux.

Il a fallu aussi travailler avec une fillette, dans les scènes où le personnage apparaît encore enfant…

Ce qui m’a valu quelques remarques : pour simplifier les choses, j’ai suggéré de raser la tête de la petite comédienne plutôt que de confectionner un faux crâne. « Comment ? Mais enfin, tu ne peux pas raser la tête d’une petite fille ! » Mais pourquoi pas ? Il n’y a rien de définitif, la vie continue de suivre son cours au-delà du tournage et les cheveux repoussent. Je n’ai rien imposé, bien sûr, je ne fais que proposer des idées. Au final, c’est ce qu’on a fait, et il n’y a pas eu de moment pénible ni de traumatisme. À côté de ça, je suis très, très réticent à l’idée de travailler avec des bébés. Et le film a beau être extrême dans ce qu’il dépeint, on a fait hyper attention avec tout ce qu’on a fait qui impliquait des enfants. Beaucoup plus, en fin de compte, que ce qui arrive parfois sur les tournages de comédies, où, sous le couvert d’être drôles, certains s’autorisent à faire presque tout et n’importe quoi avec des bébés. Ça peut aller très loin et quand je me retrouve face à ce cas de figure, je mets tout de suite le holà. Il y en a qui ne se démontent pas — « Allez quoi, on s’en fout ! » Eh bien non, on ne s’en fout pas, il faut toujours être extrêmement prudent et il y a des choses que je ne ferai jamais avec de très jeunes enfants, d’où l’utilité du numérique lorsqu’il s’agit de mettre en scène un nourrisson, par exemple.

Tu veux dire que le bout de chou qui apparaît à un moment n’est pas un nouveau-né authentique ?

Eh non, et de toute façon c’était impossible : la loi interdit de travailler sur un plateau de tournage avec un enfant de moins de trois mois, de même qu’on n’a pas le droit de les solliciter au-delà d’une heure. Et un nourrisson de trois mois, c’est déjà un grand bébé ! Par conséquent, l’enfant qu’on voit à l’image est un faux, et l’apport du numérique a été crucial pour lui donner un aspect authentique. C’est beaucoup plus confortable comme ça, à tous points de vue, y compris pour les comédiens adultes qui doivent porter le bébé dans leurs bras.

J’ai été impressionné par le ventre de femme enceinte d’Alexia, qui a l’air plus vrai que nature…

Oui, c’est amusant car j’ai entendu Julia remarquer qu’il y avait une importante présence féminine sur le plateau, mais il y avait aussi une grosse équipe féminine dans notre atelier de maquilleurs. Le ventre a été dessiné par Pi Kass, mais ensuite ce sont des femmes — Laetitia Hillion, Marison De et Sarah Pariset — qui l’ont moulé et « sorti », et ce sont deux autres coéquipières, Céline Llerena et Amélie Grossier, qui étaient chargées de le poser. Je ne suis intervenu moi-même qu’au moment de filmer les moments les plus violents, pour exécuter les effets qui impliquaient des déchirures, du métal. C’est moi qui ai assumé le côté le plus « dur » de la chose.

Le thème de la grossesse monstrueuse est fréquent dans le cinéma d’horreur, mais dans Titane, il n’est pas seulement abordé de façon inquiétante comme dans Rosemary’s Baby, il est exploité de façon visuellement agressive…

À vrai dire, je n’ai jamais abordé Titane comme un film de genre mais plutôt comme un film réaliste, dans le sens où ce qu’on a à l’image n’est rien d’autre que ce voit l’héroïne. On n’est pas forcé, bien sûr, de recevoir le film de cette façon, il n’est pas question d’asséner une explication. Chaque spectateur est libre d’interpréter l’histoire comme il l’entend. Cependant Julia aimait cette idée de représenter tout ce qui arrive à travers le regard du personnage principal. Et ça va très loin, jusqu’à l’image même de sa cicatrice à la tête. Ce qui fait que je ne perçois pas forcément la violence dans le film là où la plupart des gens la voient : par exemple, je suis beaucoup plus sensible à la violence qui sous-tend les rapports entre Alexia et son père, avec ce refus permanent des sentiments qui mine leur relation.

Il y a malgré tout, dans la première partie du film, une grande scène gore. C’est du reste la seule séquence du genre : on ne voit pas de sang avant, et il n’y en a plus après…

C’est justement la séquence où je me suis le plus amusé sur le plateau ! Je me suis dissimulé partout pour exécuter mes effets, je me suis caché derrière un canapé pour projeter du sang, etc. C’était une vraie chorégraphie et ça a été un des moments les plus fun du tournage. Julia partage mon ressenti : ce qu’on voit à l’écran est tellement excessif que ça ne peut pas générer autre chose qu’un moment de comédie. Sinon effectivement, aucune autre scène n’est gore, y compris les passages où, logiquement, on aurait dû voir du sang. Mais on n’en a pas mis exprès, d’où ma perception du film, qui ne montrerait rien d’autre que ce que voit, à sa manière, le personnage.

Je trouve rassurant et même salutaire qu’à notre époque tristement lisse et normative, où il faudrait veiller à ne jamais choquer personne…

Ah la la, ne m’en parle pas !

…il est possible non seulement de tourner un film comme celui-ci mais aussi de le voir être l’objet de tant d’honneurs.

On n’a jamais anticipé de réaction du public, on ne s’est jamais dit, en choisissant telle ou telle mise en scène, qu’on allait choquer des gens. Le film raconte une histoire telle qu’on a voulu qu’il la raconte, et simplement parce qu’on avait envie de la raconter et de la montrer comme ça. Mais tu as complètement raison : je ne compte même plus le nombre de réunions de production où on s’inquiète de la perception du film par les spectateurs. Même sur le tournage de mon film, Girls With Balls, j’ai eu droit à des discours choquants à un point que je n’imaginais pas : on m’a critiqué sur le fait que l’héroïne soit lesbienne, on m’a dit que ma posture était sexiste parce que j’allais montrer le corps d’une femme, etc. C’est incroyable : les gens réclament de la censure alors que chacun est libre de ne pas aller voir ce qu’il n’a pas envie de découvrir. Il m’arrive aussi de surprendre dans le métro des remarques venant de personnes qui jugent anormal d’être mis mal à l’aise devant un film ! Il ne s’agit pas de choquer pour choquer, ce qui est totalement ringard, mais bon sang, un film est fait pour susciter des émotions ! J’ai moi aussi mes limites, il y a des choses que je ne tolèrerais pas de voir sur un écran, mais ça ne regarde que moi : je ne vais pas prendre le parti d’emmerder le monde en m’élevant contre une œuvre de fiction. Quant aux honneurs faits à Titane, je le dis et je le répète : on est face à un film qui fait naître une multitude de sensations et d’émotions, et la Palme d’Or qu’a reçue Julia est pour moi une récompense amplement méritée.

Propos recueillis en juillet 2021. Rendez-vous dans les salles pour découvrir Titane, sorti le 14 juillet.