Juriste pour qui les affaires marchent bien, Chris Cleek fait vivre son petit monde au rythme des barbecues et de ses parties de chasse en quad. À son fils pré-ado, il enseigne la nécessité de marquer le plus de points au basket. À ses femmes — son épouse Belle, leurs filles Peggy et Darling —, il fait comprendre les vertus de la discipline et de l’obéissance. Au cours d’une matinée de chasse en forêt, le bonhomme tombe sur une femme sauvage couverte de crasse et s’abritant dans une grotte. Il l’assomme d’un coup de crosse, la ramène pour l’enchaîner dans sa grange. Chris vient de se trouver un grand projet, et toute la famille a intérêt à le suivre : transformer la femme-animal en personne « civilisée »…

Malgré toute la sympathie qu’on peut avoir pour Lucky McKee, il est difficile ne pas éprouver une pointe de déception à la découverte de ce quatrième long métrage (après May, The Woods et le méconnu Red). Non pas que le film soit raté ou ennuyant (pour un public endurci, habitué à voir des horreurs s’étaler sur l’écran, il est même très divertissant), mais le scénario à thèse cosigné par McKee et l’écrivain Jack Ketchum (d’après leur roman éponyme) a le tort d’enfoncer un peu trop de portes ouvertes. Le personnage masculin central, Chris (Sean Bridgers), est à ce point chargé négativement qu’on en a vite fait le tour, et le discours des auteurs est limpide : les monstres, les véritables sauvages, ne courent pas à demi-nus dans les bois en se nourrissant de viande crue. La société a bien plus à craindre des types comme Chris, des « mâles dominants » auto-satisfaits et misogynes qui étouffent leur famille. La démonstration est parfois très lourde, à l’image de la scène (visible dans la bande annonce en bas de page) où le salaud passe les fers à « la femme ». La croyant inconsciente, il l’inspecte de trop près et se fait croquer une phalange. « Ce ne sont pas des manières civilisées », lance-t-il, en serrant son bout de doigt sanguinolent, à la nana qu’il vient d’enchaîner les bras en croix…

Cependant il est une qualité qu’on ne peut enlever à McKee, celle d’être un des cinéastes actuels les plus féministes qui soient. Son propos devient plus intéressant dès que les mecs s’éloignent du premier plan pour céder la place aux dames. Le film aborde avec beaucoup de douceur la souffrance de Peggy (Lauren Ashley Carter), l’ado de la famille. Suffocant dans son milieu familial, elle a commis l’erreur de se réfugier dans les bras d’un gars de son lycée qui l’a mise enceinte au premier rendez-vous. Une grossesse inavouable. Peg s’enfonce jour après jour dans la dépression, sans que personne, à la maison, ne s’en aperçoive. Pas même sa mère, Belle, femme au foyer trop occupée à composer avec sa propre douleur d’épouse brimée. Dans le rôle, on retrouve Angela Bettis, l’interprète-fétiche de McKee (il l’a dirigée dans May et Sick Girl, un épisode des Masters of Horror). La comédienne fait passer dans son regard immense le calvaire de son personnage. Belle est enchaînée dans sa propre maison, au même titre que la femme sauvage capturée par son mari. Elle n’a pas voix au chapitre, et l’état de soumission auquel son mari l’a réduite la conduit à se rendre complice des pires atrocités. Son degré de responsabilité n’est pas évident à évaluer, c’est un défi moral lancé par le film à son public. Le final, par ailleurs extrêmement violent, permet à McKee et Ketchum de trancher (sans jeu de mot !). Aux spectateurs de juger si le verdict des auteurs est justifié.

Et il y a bien sûr « la Femme ». Pour accepter ce personnage-clé, il faut aussi admettre l’idée que tomber à notre époque, aux États-Unis, sur un enfant sauvage soit de l’ordre du possible (l’ouverture raconte en quelques plans l’origine de la jeune femme, trouvée dans les bois par une louve alors qu’elle était bébé). Mais le personnage a surtout une valeur de symbole : belle, indépendante, n’ayant nul besoin d’un mâle à ses côtés, la Femme est une aberration aux yeux d’un vil macho tel que Chris. Pour lui, la « civiliser », terme abject de mauvaise foi, revient à la dompter, tout simplement. Peut-on domestiquer une louve ? De notre côté de l’écran, la réponse ne fait aucun doute. Reste à voir comment la situation va échapper à l’homme et se retourner contre lui… Interprété tout en grognements par l’Écossaise Pollyanna McIntosh (vue dans Offspring, autre adaptation d’un roman de Ketchum), le personnage de la Femme acquiert également une profondeur inattendue en jouant in fine sur un autre niveau de symbolique. La louve est dangereuse, mais elle est aussi nourricière et, contrairement au patriarche du film, elle prend soin de ses petits. Au prologue répond ainsi un épilogue surprenant qui réinvente le concept de famille recomposée. Une conclusion drôle, provocante… et sanglante. Tout ce qu’on aime.

The Woman était programmé en janvier hors compétition au 19ème Festival de Gérardmer. Le dvd et le blu-ray sont disponibles depuis le 1er mars 2012 (Emylia).