Traître ! Félon ! Judas ! Affligé d’une réputation si mauvaise qu’on a fait de son prénom une injure, Judas Iscariote connaît une forme de réhabilitation grâce à Lord Of The Lost, deux mille ans après les faits qui l’ont conduit à la damnation en même temps qu’à la postérité. L’apôtre, entre-temps érotisé en biker par Lady Gaga, fait la une cet été en tant que figure centrale du prochain LP du groupe allemand. Le double album Judas sort le 2 juillet, on en parle avec le bon dieu en personne, Chris Harms, chanteur et leader de LOTL.

Khimaira : Chris, avant même d’écouter Judas, je me suis dit que le concept religieux qui sous-tend l’album n’était pas simplement un gimmick à la mode comme c’est parfois le cas dans la musique actuelle, par exemple dans la pop. Tu as l’air d’être familier avec les évangiles. Est-ce que tu te définirais comme quelqu’un de religieux, ou de mystique ? Est-ce que tu as suivi le catéchisme ?

Chris Harms : Je suis un agnostique qui est très intéressé par les concepts mythologiques, théologiques et métaphysiques de toutes sortes. Il y en a qui me disent que tout ça ne colle pas très bien ensemble et je les contredis volontiers : je n’ai pas besoin de penser que l’histoire est vraie pour prendre plaisir à regarder Star Wars, Le Seigneur des anneaux ou un film Disney. Et pour ce qui est du catéchisme, non, je n’ai pas été élevé dans la religion à proprement parler, simplement, en grandissant, j’ai entendu parler de Dieu, de Jésus, etc. Comme plein d’autres gamins d’Allemagne qui ont hérité de ce patrimoine culturel sans pour autant être obligés de prier ni d’aller à la messe.

Puisqu’on parle de religion, autant être clairs et connaître nos positions respectives : je ne suis pas moi-même quelqu’un de religieux, dans le sens où je n’éprouve ni attirance ni sympathie pour un culte organisé, quel qu’il soit. Surtout en ce moment où le fanatisme pousse régulièrement au meurtre.

Je partage totalement ton point de vue sur la question des institutions religieuses, surtout celles qui sont fondées sur l’oppression et la peur. Je m’oppose résolument à ce genre de mouvements. Toutefois, la tolérance doit être de mise dans les deux sens, aussi je n’aurai pas non plus l’arrogance de promouvoir la position des athées qui prétendent détenir la vérité. Parce que ça aussi, c’est du fanatisme. Voilà pourquoi que je me sens très proche de l’ignoticisme, qui est un peu une « sous-branche » de l’agnosticisme.

Que dirais-tu à quelqu’un qui serait réticent à écouter le CD sachant que l’œuvre est un album-concept tournant autour du Nouveau Testament ?

Judas n’est un album ni chrétien, ni biblique. Tout tourne autour de Judas Iscariote, un des personnages les plus incompris de toute l’histoire religieuse. On donne toujours de lui une interprétation univoque. Or il ne faut pas se fier aux apparences : tout bien considéré, si l’on repense à ce qui se serait passé, on saisit que le rôle de Judas dans l’histoire de Jésus devrait être réévalué et, en poussant la logique à l’extrême, on peut même qualifier Judas de véritable sauveur. Sans lui, il n’y aurait pas eu de crucifixion, donc pas de « Christ sauveur », pas de croix symbole de la Chrétienté, et peut-être pas de Chrétienté du tout, pas d’église, rien de tout ça.

Il y a là de quoi lancer un débat houleux à son sujet…

Il y a déjà tout un débat houleux autour de la figure de Judas : faut-il le considérer comme une victime, comme un bouc émissaire, comme un sauveur, un pécheur ou un saint ? Le mot-clé derrière tout ça est ce que l’on nomme la « trahison salvatrice ». Quelle fut l’intention véritable derrière son action ? Était-ce Dieu qui s’est adressé à lui et qui lui a dicté d’initier cette réaction en chaîne ? Ou même : a-t-il agi par amitié pour Jésus ? Jésus lui aurait-il demandé d’échanger leurs places, et dans ce cas ce serait non pas Jésus mais Judas qui serait mort sur la croix ? Ces hypothèses sont toutes des interprétations très courantes, et il y en a encore bien d’autres. Et le « fait » est que Judas est allé droit en enfer pour son action, bien que ce ne fût pas une trahison gratuite mais un acte de foi qui a fait de lui le vrai martyr de l’histoire ! Et Jésus, lui, est allé au paradis. Je trouve tout cela passionnant.

Alors quelle version de l’histoire l’album raconte-t-il ?

On ne raconte pas dans notre album une seule et unique vision de l’histoire, ce serait super ennuyeux. Non, Judas parle plus des pensées du personnage, de ses émotions et de la manière dont il se reflète dans chacun d’entre nous. Ce n’est pas un album antireligion, et pas non plus un disque religieux, ce qui serait très bizarre venant d’agnostiques comme nous.

L’été dernier, j’ai discuté sur Skype avec Class Grenayde [le bassiste du groupe, voir ici l’interview datée d’août 2020 — NdR]. C’était quelques semaines avant la sortie de Swan Songs III. Class m’a appris que les membres du groupe avaient travaillé séparément pendant la période de confinement, aboutissant à des idées qui serviraient à l’album suivant. Est-ce bien ainsi qu’a commencé le travail sur Judas ?

Non, finalement on n’a pas utilisé ces travaux individuels. On a bossé tous ensemble, c’est-à-dire le groupe, notre équipe sur les tournées et celle du studio. Plus quelques amis venus d’autres groupes et qui avaient dans l’idée de nous faire partir tous pour la Finlande, en juin 2020, pour aller enregistrer dans un studio installé dans un chalet. Un endroit tout au nord, là où le soleil ne se couche jamais quand c’est l’été. Mais la pandémie nous a contraints à rester en Allemagne, et on a établi notre camp pendant une semaine entière aux studios Chameleon, à Hambourg. C’est là que nous avons composé la totalité des 24 titres de l’album, en tout cas la musique. On a terminé l’écriture des paroles dans les semaines qui ont suivi, morceau par morceau.

Je suis toujours frappé par la durée des albums de Lord Of The Lost : il y a 19 titres dans Empyrean, 20 dans Thornstar. Et dans Judas, le compteur grimpe donc jusqu’à 24. Est-ce votre volonté dès le départ, aboutir à un double album ? Ou bien est-ce simplement l’inspiration qui vous amène au fil de l’écriture à des albums très longs ?

Pour Empyrean et Thornstar, on n’avait rien prévu. Les pistes qu’on a incluses sur un second disque étaient des chansons qu’on a ainsi proposées en bonus car elles ne s’intégraient pas bien au CD principal, pour différentes raisons. Pour Judas, c’est différent, on a envisagé dès le départ le format d’un double album puisque la crise sanitaire nous a donné plus de temps que prévu. Avec une centaine de concerts annulés en l’espace d’un an, on n’avait aucune excuse pour ne pas revenir avec un gros album comme Judas.

L’album comporte quelques éléments assez provocants, le titre The Gospel Of Judas [L’Évangile selon Judas] par exemple…

Il y a plusieurs partis pris provocateurs dans Judas, à commencer par le symbole ‘J’, qui ressemble à une croix inversée. Mais le titre The Gospel Of Judas n’était pas pensé comme étant provocateur, il est plus le fruit de notre réflexion sur l’évangile apocryphe selon Judas, qui a été découvert il y a quelques années et qui, bien entendu, a été censuré par la plus grande entité maléfique que le monde connaisse, j’ai nommé le Vatican.

“Jesus he knows me and he knows I’m right”: c’est une phrase qu’on entend dans la chanson Priest, qui ouvre l’album. Est-ce que je me trompe si je dis c’est une citation d’une chanson bien connue de Genesis ?

Non non, c’est bien ça. Mais dans notre chanson, ces mots sortent de la bouche de Judas Iscariote lui-même, ce qui leur apporte une saveur totalement nouvelle ! J’adore !

Quand la chanson de Genesis est sortie, les albums étaient encore édités en cassettes audio, un support qui a ensuite disparu. Et voici qu’aujourd’hui, des groupes relancent les cassettes, ainsi que les disques vinyles. C’est le cas de Judas, qui sera disponible sur ces supports. Était-ce une suggestion de votre maison de disques ?

Non, l’idée vient de nous. On l’avait déjà fait avec Thornstar — en incluant un crayon dans le package pour rembobiner la cassette à la main ! Un clin d’œil que les plus jeunes n’ont pas saisi…

Le retour de ce média analogique, faut-il le prendre comme une réaction à la dématérialisation numérique de la musique ?

Pas vraiment. En tout cas, pas en ce qui nous concerne. On ne veut rien manifester qui aille dans ce sens. On adore les cassettes audio, voilà tout, comme plein d’autres gens : à la sortie de Thornstar, l’édition sur cassette a été épuisée en quelques heures.

Je sais que l’an dernier, à la sortie de Swan Songs volume III, vous avez dû composer avec la frustration de ne pas pouvoir jouer l’album sur scène. À la place, vous avez donné un concert en streaming début août. Quel souvenir gardes-tu de cette expérience de spectacle sur Internet ?

(Silence éloquent)

Hem… À present, les choses reviennent doucement à la normale, alors avez-vous déjà de “vrais” shows prévus ?

Oui, on a déjà des dates prévues, en fait toutes celles qui étaient dans notre calendrier l’an dernier et qui ont été annulées ou reportées. Il y a aussi notre tournée européenne en première partie d’Iron Maiden, qui a été reportée deux fois déjà. Alors on ne sait pas trop, on ne peut qu’espérer.

Est-ce que ça ne va pas être compliqué d’aboutir à une setlist cohérente en mélangeant les nouvelles chansons, qui tournent toutes autour de Judas, et les anciennes ?

Pas du tout, c’est facile de combiner les titres entre eux pour aboutir à une bonne setlist. Judas n’est pas un album qui raconte une histoire. Chaque chanson peut se suffire à elle-même, les paroles ont été pensées pour être comprises indépendamment du reste de l’album.

Cet été, on pourra aussi t’entendre dans le prochain album de Powerwolf, qui inclura un CD bonus consacré à des reprises du groupe par d’autres artistes. En ce qui te concerne, tu as repris Kiss of the Cobra King. Comment cela est-il arrivé ?

Alors, on n’a pas vraiment repris la chanson avec Lord Of The Lost, j’ai juste enregistré ma voix pour qu’ils la substituent à celle d’Attila. Ce sont eux qui m’ont demandé de le faire, ils ont choisi la chanson et comme je suis ouvert à tous les défis, je me suis lancé. En plus j’adore ces cinq gars, alors je ne pouvais pas refuser, impossible ! J’ai considéré ça comme un honneur.

Et le croisement est assez surprenant de mon point de vue car LOTL et Powerwolf sont des groupes de styles très différents : dans ses vidéos, Powerwolf revisite le folklore gothique dans un esprit volontiers humoristique, tandis que LOTL signe des compositions disons plus solennelles et profondes. Malgré tout, tu te sens très proche d’eux ?

Je dois dire qu’en ce qui me concerne, ça ne m’a pas tellement surpris parce qu’il y a une chose que les grands groupes ont tous compris depuis longtemps : le mélange des styles est toujours un moyen idéal pour aboutir à des créations originales. Sinon à quoi bon envisager ce type de reprise ? Et puis je dois ajouter que je ne suis pas tellement d’accord avec ta façon de résumer le travail de nos deux groupes. Nous avons, Powerwolf comme LOTL, des facettes bien plus nombreuses que ce qu’on pourrait penser, il suffit pour s’en rendre compte d’explorer à fond nos discographies respectives, et pas seulement les clips et les singles.

Il y a une question que j’ai posée à Class l’an dernier parce que je la pose d’habitude aux gens de musique que je croise en interview. Alors je te la pose à ton tour : quel est le dernier album que tu as découvert, tous styles confondus ?

Les Planètes de Gustav Holst. Jusqu’ici je n’avais écouté que Mars, le premier mouvement.

Et quel est le dernier album que tu as adoré de la première à la dernière note ?

Goliath de Kellermensch.

Propos recueillis en juin 2021. Remerciements à Magali Besson (Sounds Like Hell Productions) et Lukas Frank (Napalm Records).

Site officiel du groupe