Y a-t-il une place aujourd’hui dans les salles pour le cinéma expérimental ? La réponse est oui, à en croire la sortie d’Amer d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Cinéphiles pointus férus de gialli, les deux réalisateurs ont pris un plaisir évident à revisiter l’esthétique et les codes du cinéma d’exploitation italien des années 1960 et 70 pour aboutir à une œuvre singulière qui tourne le dos à toute intrigue policière pour proposer une expérience sensorielle et psychanalytique inédite. Le résultat à l’écran ne manquera pas de déconcerter ou d’irriter certains, de charmer d’autres… Quelques indices livrés par Hélène et Bruno.

J’ai beaucoup aimé Amer, mais je l’ai trouvé plutôt difficile d’accès : j’y ai trouvé un sous-texte psychanalytique qui nécessite de disposer de « clés » pour le comprendre pleinement…

Bruno Forzani : Il y a une part de vérité dans ce que tu dis, dans la mesure où on a beaucoup laissé libre cours à notre inconscient lors de l’écriture.

Le scénario relève-t-il donc de l’écriture automatique ?

Hélène Cattet : Oui, tout à fait. Nous avons procédé par associations d’idées, de souvenirs.

BF : Etant ado, j’ai découvert Inferno de Dario Argento. Je ne l’ai pas du tout compris, mais il m’a terrorisé. J’ai par la suite eu la chance de rencontrer Argento, qui m’a expliqué comment il avait écrit le film, c’est-à-dire par association d’idées, en laissant s’exprimer son inconscient. Cette démarche m’a beaucoup séduit et on a essayé, pour Amer, de fonctionner ainsi. En même temps, on a voulu proposer un film basé sur des sensations, où l’on peut se laisser porter, comme une « expérience », comme un trip. On a écrit le film de manière à ce qu’à chaque vision, tu puisses l’aborder avec une nouvelle grille de lecture. Ainsi, tu vas découvrir à la deuxième vision des choses que tu n’auras pas remarquées à la première. C’est un film qui est fait pour être vu plusieurs fois.

Je ne l’ai vu qu’une fois, mais j’ai tout de même relevé une série d’éléments qui s’apparentent à des symboles. Dans le premier tiers, on voit par exemple une multitude d’objets —une montre à gousset, un oiseau mort, du verre pilé… — qui m’ont fait penser aux étranges travellings de Profondo rosso de Dario Argento, où la caméra se balade le long d’une collection d’objet qui renvoient aux éléments-clés de l’intrigue.

BF : Ces éléments relèvent d’un aspect fétichiste qui est très présent dans notre film. Et en effet, j’aime beaucoup ces fameux plans de Profondo rosso, qui m’emportent à chaque vision. Maintenant, la présence à l’image de tel ou tel objet peut relever totalement de notre inconscient, sans qu’on ait cherché à appuyer une symbolique particulière.

Il y a tout de même des références placées de façon très consciente : lorsque la fillette monte l’escalier de la maison, on peut remarquer trois portraits accrochés au mur. Il me semble que celui du milieu est celui de Sigmund Freud, n’est-ce pas ? Le plan est fugace, mais on le reconnaît, et à côté, il y a peut-être… Jung ?

HC : (rires) Excellent !

Vous confirmez, alors ?

BF : (rires) On ne veut rien dire de façon franche, on préfère garder une part de mystère ! Il faudra que tu vérifies par toi-même la prochaine fois que tu verras le film !

L’intérieur de la maison, est-ce un décor réaliste ou s’agit-il de la représentation de l’espace mental de l’héroïne ?

BF : La seconde option est la bonne, bien sûr. Mais il n’y a pas que l’intérieur, les jardins, aussi, avec leur aspect labyrinthique, correspondent à la psychologie du personnage.

HC : Les jardins dissimulent même la maison dans la dernière partie du film, et il faut aussi y voir une métaphore…

De la même manière, le personnage de Graziella est-il réel ?

HC : Ce personnage est très important dans le film, il a une valeur autant réelle que métaphorique. Pendant la même journée, la fillette fait l’expérience de la mort et de l’amour, et Graziella, cette femme couverte de dentelle noire, est là pour faire le lien entre les deux, comme l’incarnation en une personne d’Eros et de Thanatos.

Le sexe est d’ailleurs représenté dans Amer comme un danger, parce qu’il peut générer un traumatisme : dans le premier segment, Ana voit ses parents ensemble, ce qui renvoie à la « scène primitive » freudienne ; dans le deuxième, les motards du village figurent une menace sexuelle, tout comme le personnage joué par Harry Cleven, dans le dernier tiers, qui enfile des gants de cuir comme un tueur. Cette assimilation du sexe au danger était-elle un choix délibéré, ou faut-il là aussi y voir une émanation de votre inconscient ?

BF : C’était tout à fait conscient. Le giallo, mais aussi le cinéma de genre japonais des années 1960-70, étaient très marqués par l’union entre Eros et Thanatos. Et à nos yeux, le fruit à l’écran de cette union donne quelque chose de très beau, de très fort. Les sensations visuelles extrêmes que nous avons souhaité susciter chez les spectateurs tout au long du film correspondent à la violence des expériences vécues par l’héroïne.

HC : Et c’est le cœur du film, en ce qui nous concerne. Les thèmes que nous abordons sont très intimes : le choc de la découverte du corps, de la sensualité, la quête du désir… Et l’imagerie du giallo est le médium visuel que nous avons choisi pour illustrer ces thèmes.

Quel est votre premier souvenir de giallo ?

BF : Mes premiers souvenirs remontent à mes 8 ans, dans le vidéoclub près de chez moi. Sur le mur se trouvait l’affiche de Ténèbres de Dario Argento, avec ce visage à l’envers de victime égorgée. Une image qui m’a beaucoup marqué : cette femme était belle, et en même temps elle était morte, sa peau était bleue… Cela a été une vision perturbante, comme l’union d’Eros et de Thanatos. L’amour et la mort : on en revient à la même problématique ! Quant au film lui-même, je ne l’ai visionné que quelques années plus tard, et ça a été mon premier giallo.

         

HC : En ce qui me concerne, la découverte du cinéma horrifique italien s’est faite avec Inferno. Quelle claque, j’ai été morte de peur !

Une expérience sur grand écran ?

HC : Non, simplement en vidéo. C’est Bruno qui m’a fait découvrir cet univers cinématographique dans lequel des réalisateurs se sont livrés à des expérimentations visuelles délirantes, et ce dans le cadre du cinéma d’exploitation. Pour moi, le giallo et l’horreur à l’italienne sont synonymes d’audace et de liberté créative totale.

BF : C’est un cinéma que j’ai également découvert sur petit écran, via la vidéo puis Canal Plus. Par la suite, j’ai pu revoir certains de ces films en salle, comme Ténèbres ou Inferno. Et l’expérience n’a pas été très positive. Pas par la faute des films eux-mêmes, mais par celle des spectateurs présents dans la salle : aujourd’hui, ces œuvres sont perçues par beaucoup comme de banales séries B, alors certains se marrent en les regardant, comme si c’étaient de simples divertissements sans profondeur. J’ai trouvé ça perturbant, comme si ces comportements violaient le rapport intime que j’avais tissé jusque-là avec ces films.

Avez-vous un cinéaste de prédilection ?

BF : Oh, il y en a tellement !

HC : J’aime beaucoup Giulio Questi. J’adore Tire encore si tu peux (Se sei vivo, spara, 1967), qui n’est pas un giallo, c’est vrai, ainsi que La Mort a pondu un œuf (La morte ha fatto l’uovo, 1968).

         

BF : Le cinéma de Questi est expérimental. Au cours de sa carrière, ce cinéaste a abordé plusieurs genres, et il l’a fait à chaque fois de façon très personnelle. Sinon, et mis à part les films de Dario Argento, qui sont incontournables, j’aime beaucoup Una lucertola con la pelle di donna (1971, titre français : Le Venin de la peur — NdR) de Lucio Fulci, L’Étrange Vice de Madame Wardh de Sergio Martino. Fulci et Martino étaient deux grands metteurs en scène, nous les affectionnons tout particulièrement.

         

Visuellement, Amer est très impressionnant, et j’imagine que vous avez tout préparé en amont du tournage. Comment avez-vous procédé ?

HC : Oui, tout était archi-préparé avant le premier jour sur le plateau. On a visualisé et testé à l’avance le moindre plan. Un travail titanesque, mais il a fallu en passer par là : avec le budget faible dont nous disposions, on ne pouvait pas se permettre des dépassements de délai, et on n’a eu le temps de se livrer à aucune improvisation sur le tournage.

Où avez-vous trouvé cette villa qui sert de décor au premier et au troisième segment du film ? Elle ressemble presque pierre pour pierre à la « villa del bambino urlante » de Profondo rosso !

BF : Ce n’a pas été très difficile car elle se trouve tout près de chez moi, à Menton, donc à côté de la frontière italienne. C’est une grande et belle demeure qui, en effet, m’a toujours fait penser à celle de Profondo rosso. Aujourd’hui, elle est un peu à l’abandon, et le tournage a été l’occasion d’y pénétrer.

HC : On a visité plusieurs maisons, mais aucune n’avait le charisme de celle-là. Une fois à l’intérieur, c’en était presque flippant !

Concernant les actrices, cela a dû être délicat de trouver des personnes adéquates pour incarner le même personnage à trois âges de sa vie…

HC : La première comédienne que nous avons contactée est celle qui joue le rôle d’Ana adulte. Nous l’avons découverte en Belgique, au théâtre, et elle s’est imposée tout de suite comme un choix évident. Quant à l’adolescente et la fillette, elles ne sont pas actrices au départ, nous les avons recrutées par casting. Il fallait qu’elles puissent exprimer un univers intérieur fort sans passer par la parole, ce qui n’était pas facile.

Même cette absence de dialogue a un petit côté italien : on pense aux longues plages de silence des films de Sergio Leone. Mais dans votre cas, le « procédé » ne dure pas que le temps d’une scène, mais 90 minutes !

BF : (rires) Oui, on revient au côté fétichiste de la chose : on se focalise sur un truc qu’on étire au maximum !

Et comment avez-vous fait le choix du comédien-réalisateur Harry Cleven pour interpréter le rôle du chauffeur de taxi ?

BF : On a rencontré Harry dans un festival où on a présenté un court métrage. Il a ce côté « bel homme », à la fois viril et un peu mystérieux, voire inquiétant, qui collait parfaitement à Amer, où nous avons « objettisé » les personnage masculins. Et pour interpréter la mère d’Anna, nous aurions adoré avoir Edwige Fenech, mais elle a pris sa retraite et n’a plus envie de tourner.

Elle a pourtant joué dans Hostel 2 d’Eli Roth, même si ce n’était qu’un rôle très bref…

BF : Oui, mais elle n’accepte plus que ce genre d’apparition courte. On n’a hélas pas réussi à convaincre cette diva du giallo !

Avez-vous eu l’occasion de projeter Amer devant un public italien ?

HC : Oui, c’était au dernier Festival de Trieste, et ça a été une expérience formidable !

BF : Mais on était morts de peur : nous, Français, venions leur proposer un film puisant directement dans leur culture ! Et l’accueil a été formidable : les gens ont retrouvé avec Amer un cinéma qui, chez eux, n’existe plus, et ils ont ressenti des émotions qu’ils avaient oubliées.

HC : Le réalisateur Enzo G. Castellari était présent dans la salle, et il a adoré le film !

Allez-vous continuer à travailler ensemble ?

BF : Oui, bien sûr, et on a même déjà un projet de second long métrage qui serait le pendant masculin d’Amer et se déroulerait à Bruxelles. Mais la narration sera complètement différente.

HC : Et ce sera donc un nouveau giallo. Nous avons très envie de continuer d’explorer cet univers…

Remerciements à Karine Durance