Les longs métrages mettant en vedette des loups-garous femelles ne sont pas légion, et il a longtemps fallu exhumer des titres confidentiels comme Cry of the Werewolf (Henry Levin, 1944) ou le mexicain La Loba (Rafael Baledón, 1965) pour admirer ces cas rarissimes de lycanthropie au féminin. Heureusement, le cinéma, depuis le tournant du 21ème siècle, a désormais sa trilogie consacrée aux « louves-garous »: Ginger Snaps, et ses adolescentes frappées du même coup par le cycle de la fécondité et celui, lunaire, de l’étrange malédiction.

Entre sœurs

L’histoire de la saga Ginger Snaps débute en 1995, lorsque le réalisateur canadien John Fawcett approche sa compatriote scénariste Karen Walton dans le but de tourner, pour son premier long métrage, « une histoire d’horreur et de métamorphose, qui impliquerait des filles ». Peu encline à donner dans l’épouvante — elle juge le genre caricatural dans sa façon de dépeindre les personnages féminins —, Walton relève quand même le défi et croquera dans son script le portrait des sœurs Fitzgerald, adolescentes tourmentées par des problèmes relationnels.

Tourné en 1999, Ginger Snaps s’ouvre par un plan d’ensemble de Bailey Downs, Ontario. Rues en damier, pavillons identiques à perte de vue… un cadre de vie normatif dans lequel se morfondent Brigitte et Ginger, 15 et 16 ans. Unies dans un rapport fusionnel, les deux sœurs fuient le quotidien en cultivant un imaginaire macabre, et en sublimant leur attirance pour le suicide par la prise de clichés où, vêtues de tenues néo-victoriennes, elles mettent en scène leur propre mort.

La fin de l’innocence

Mais l’existence dans ce petit coin de Canada n’est pas aussi morne qu’on le pense. Le métrage à peine entamé, on apprend qu’une créature sauvage traîne la nuit et va mastiquer jusque dans leur niche les innocents toutous du quartier. Une manière pour le film d’annoncer que la « Bête » rôde et ne tardera pas à rendre plus intense la vie des deux frangines, surtout celle de Ginger. Au cours d’une séquence nocturne dans un parc pour enfants, le monstre se jette sur l’aînée alors que celle-ci vient de constater, sous les yeux effarés de Brigitte, l’apparition de ses premières règles. La jeune fille à la puberté tardive va survivre à l’agression, mais une page est tournée. Blessée par un loup-garou, Ginger bascule dans un autre monde, où sa cadette n’aura pas sa place et où elle fera l’expérience de nouveaux changements physiques et de nouveaux appétits.

The devil in Ginger

Brillante idée, la métaphore associant lycanthropie et puberté souligne l’analogie entre cycles lunaire et menstruel, de même qu’elle exploite à fond le caractère sexuel du loup-garou — humain dominé, à la faveur de la nuit, par ses instincts bestiaux. Du côté des effets spéciaux, les maquilleurs s’en donnent à cœur joie: après l’attaque du loup, Ginger développe un appendice caudal d’aspect clitoridien, lequel évoluera en une bizarrerie phallique que la jeune fille, désemparée, songera à amputer. L’acmé de la mutation intervient naturellement 28 jours après la contamination — soit, « hasard » du calendrier, le soir d’Halloween. Fidèle à une tradition du film de loup-garou, Ginger Snaps s’achève alors par la mort de la créature qui, avant d’atteindre son aspect « adulte », n’a pas manqué de contaminer sa sœur ni d’ensanglanter la communauté de Bailey Downs.

Ginger-mania

Ginger Snaps sort dans les salles canadiennes en mai 2001 après un passage dans de nombreux festivals. La critique salue l’intelligence du scénario et le public, notamment féminin, s’identifie aux héroïnes. Karen Walton s’est montrée habile: si Ginger est l’élément moteur du script, l’histoire est racontée du point de vue de sa sœur, choix qui permet d’accorder une importance égale aux deux personnages et à leurs interprètes, la rousse sexy Katharine Isabelle (qui surjoue un peu son rôle de Ginger) et l’émouvante Emily Perkins. À noter aussi la présence de Mimi Rogers qui, dans le rôle secondaire et néanmoins essentiel de Pamela, maman des héroïnes, achève de conférer à Ginger Snaps un double statut insolite de métrage horrifique et de « film de femmes ».

Grisé par le succès, le distributeur Lionsgate contacte le producteur du film Steve Hoban afin de lancer le projet ambitieux de deux suites qui, dans un souci d’économie, seraient mises en boîte coup sur coup. L’affaire est conclue, et les tournages auront lieu en 2003. Gageons qu’une telle entreprise permettait aussi de tirer profit au plus vite du potentiel d’actrice d’Emily Perkins qui, déjà âgée de 22 ans lors du premier film, aurait tôt fait figure d’erreur de casting pour jouer les ados perturbées…

Chapitre 2

Étudiante à Edmonton, Brigitte cherche un remède à l’infection lycanthropienne qui rampe dans ses veines, les injections d’aconit (« herbe aux loups » expérimentée dans le premier film) permettant seulement de retarder la métamorphose. Prise pour une junkie, elle échoue internée dans un centre de désintoxication où, privée de son antidote, elle entame sa mutation…

Écrit par Megan Martin et mis en scène par Brett Sullivan, monteur du premier volet, Ginger Snaps: Unleashed (titre français: Résurrection) pousse plus avant l’exploration des vicissitudes de la vie adolescente. Ce faisant, le film se distingue par un sadisme ahurissant à l’encontre de Brigitte: la jeune femme solitaire, décharnée, affiche un comportement d’anorexique et de toxicomane, et la lutte contre son mal la pousse à se mutiler à plus d’une reprise, dissimulée dans les toilettes de la clinique. Un acharnement à la limite de la pornographie, d’autant que le métrage baigne dans un climat sexuel délétère: les pensionnaires sont la proie d’un infirmier qui abuse d’elles en échange de stupéfiants et fait part de ses aventures à l’étrange Ghost, blondinette psychopathe de 14 ans (Tatiana Maslany, flippante, revue il y a peu dans Diary of the Dead de George Romero). Outre les inévitables effusions de sang, diverses images d’humiliation et une séquence scabreuse de masturbation collective précipitent définitivement l’histoire dans les ténèbres, vers une conclusion qui épargnera à tous les fans d’horreur pure la déconvenue d’un happy end. À sa sortie, en 2004, Unleashed écopera au Canada d’une interdiction aux moins de 18 ans.

Total western

Comme prévu, l’équipe de tournage se retrouve quinze jours seulement après le clap de fin d’Unleashed pour Ginger Snaps Back: The Beginning, qui voit le retour en co-vedette de Katharine Isabelle: Ginger, qui n’apparaît dans Unleashed que lors de brefs dialogues hallucinatoires avec Brigitte, revient par la grâce d’un scénario (dû à Christina Ray et Stephen Massicotte) en rupture avec les autres films, faisant des sœurs Fitzgerald des orphelines égarées dans les forêts de l’ouest canadien, au 19ème siècle ! Histoire de siège où les Peaux-Rouges encerclant un fort seraient remplacés par des loups-garous, Ginger Snaps: aux origines du mal (le titre français) s’avère hélas avare en péripéties et pauvre d’un point de vue thématique comparé aux deux premiers opus. Par chance, cet ultime volet, dirigé par Grant Harvey, jouit d’autres atouts, à savoir des décors splendides, une intrigue où se mêlent lycanthropie et légendes indiennes, ainsi qu’une mise en scène élégante dominée par une belle imagerie gothique.

Ginger Snaps… again ?

Interdit aux mineurs, Unleashed est très loin d’obtenir en salles le succès espéré par Lionsgate, et le sort de Ginger Snaps Back est scellé: bien qu’étant beaucoup moins violent, le western lycanthrope, déjà tourné et monté, ne connaîtra qu’une distribution en vidéo. Exit, de même, tout projet futur impliquant les louves-garous. Un temps envisagée, l’écriture d’une série télé est ainsi suspendue et, quatre ans plus tard, ne semble plus du tout à l’ordre du jour. Dommage, car les bonnes ventes des trois films en dvd et le succès actuel des fictions tv fantastiques peuvent laisser penser qu’un large public serait curieux de risquer un œil dans la petite lucarne pour y voir miroiter la pleine lune…