Les mangas abordent sans complexe tous les genres possibles et imaginables. Mais comment retranscrivent-ils ceux de l’imaginaire, qui nous tiennent tant à cœur? Petit aperçu d’un vaste sujet…

Au commencement était Tezuka
Lorsque l’on évoque les mangas et leur histoire, il est impossible de ne pas mentionner celui qui en est considéré, à juste titre, comme un père fondateur: Osamu Tezuka. Cet auteur extrêmement prolifique était de surcroît un grand passionné de science-fiction, et l’on ne sera donc pas étonné que ce genre représente la part la plus importante de son œuvre. Dès ses débuts, ses récits développent son thème de prédilection, qu’il ne cessera de décliner à travers ses œuvres de SF: l’ambivalence entre les bienfaits du progrès et ses dangers inhérents, qu’il analysera avec pertinence et sans jamais tomber dans le piège du manichéisme. Un premier travail qui pose cette réflexion, ainsi que les bases de l’œuvre de Tezuka, est Metropolis, paru en 49, et récemment adapté en film animé par Rintaro et Katsuhiro Otomo.

Auteurs de légendes
Tezuka a créé des personnages désormais incontournables, dont le plus célèbre, Tetsuwan Atomu (Astro le petit robot), né en 51, est devenu une véritable icône au Japon, et a été le premier personnage de manga adapté en série animée télévisée.
Même si Tezuka n’en est pas le créateur, c’est grâce à lui que les thèmes du robot en général, puis du robot géant en particulier, ont connu un formidable développement. Le thème du robot géant est repris en 56 par Mitsuteru Yokoyama avec Tetsujin 28-go. Contrairement aux robots de Tezuka qui ont leur intelligence propre, le Tetsujin 28 est dirigé par un adolescent, au moyen d’une télécommande. Il préfigure les innombrables séries où les robots sont pilotés par un humain, en particulier celles de Go Nagai, créateur dans les années 70 des robots géants Mazinger et Grandizer (Goldorak). On citera aussi un avatar amusant de Tetsuwan Atomu, plus particulièrement destiné au jeune public, par le duo Fujiko-Fujio: leur chat robot venu du futur, Doraemon, créé en 70, dont la popularité auprès des petits japonais ne s’est jamais démentie depuis, grâce à son approche comique de la SF.
L’influence de Tezuka est immense et il serait vain de faire la liste des différents auteurs qui s’en réclament: on ne citera donc que les plus renommés. Shotaro Ishimori est de ceux-là avec sa série Cyborg 009, qui a débuté en 64, d’abord dans un style de dessins très proche de celui de Tezuka. Cette série au succès retentissant a été d’une longévité exceptionnelle, car poursuivie par son auteur jusqu’à sa mort en 98, en parallèle avec d’autres séries.
Bien que son trait était d’emblée unique, Reiji Matsumoto reconnaît une forte influence du maître, et on lui doit des titres devenus eux aussi des références: Uchu Senkan Yamato, Ginga Tetsudo 999 (Galaxie Express 999) en 77 ou le fameux Captain Harlock (Albator).

La SF, ailes de l’essor du manga
En 80, c’est un autre enfant robot qui va faire la célébrité d’Akira Toriyama: Arale-chan dans Dr Slump, série humoristique truffée de toutes sortes d’hommages et de références SF. Akira Toriyama se rendra internationalement célèbre en 84 avec Dragon Ball, qui est un des premiers titres à avoir contribué à la vague d’expansion des mangas et animes en dehors du Japon qui commence alors. Un peu avant, en 82, Hayao Miyazaki avait créé Kaze no Tani no Nausicaä, qu’il adaptera lui-même en dessin animé. Un autre jalon du genre prenait naissance la même année: Akira par Katsuhiro Otomo, duquel il tire un film qui aura marqué durablement toute une génération. Et c’est également à cette époque où le cyberpunk connaît son essor que Masamune Shirow dévoile son talent, avec des œuvres inscrites dans ce courant: Appleseed, en 85, puis Ghost in the Shell en 91. Le cyberpunk est également la veine principale de Gunnm, de Yukito Kishiro, dont l’héroïne Gally est une figure emblématique de la SF japonaise des années 90, mais, curieusement, surtout à l’extérieur du Japon. Le steampunk a également influencé le manga, et on peut retrouver son indéniable influence dans Hagane no Renjutsushi (Full Metal Alchemist) en 2001, le grand œuvre de Hiromu Arakawa.

Quelques spécificités nippones
On remarquera que le thème du robot, en plus d’être fréquent, a souvent un statut proche de celui du super-héros, notamment dans le cas de robots géants protecteurs. Ce qui n’empêche pas des super-héros de traverser les pages des mangas, mais ils diffèrent sensiblement de leurs homologues américains. Les sentai, mettant en scène des super-héros masqués en groupes, sont plutôt sous forme d’animes ou de séries TV, mais les magical-girl, fillettes ou jeunes filles se transformant en héroïnes, abondent dans les mangas. Un archétype en est Cardcaptor Sakura, de Clamp en 96. Les deux genres ont même fusionné dans Bishojo senshi Sailor Moon, de Naoko Takeuchi, en 92.
Toutes les facettes de la SF se retrouvent dans les mangas. Les inspirations des mangakas peuvent s’avérer aussi surprenantes que variées, comme chez Buichi Terasawa, qui crée l’histoire de Cobra en 78, un space opéra avec une intrigue de départ à la Philip K. Dick, et dont le personnage principal a les traits empruntés à ceux de Jean-Paul Belmondo.

Un fantastique à part
Bien qu’ils soient autant abordés dans les mangas, le fantastique et la Fantasy ont un statut quelque peu différent. D’abord, pour des raisons culturelles, car dans leur version japonaise, ces genres s’inspirent évidemment beaucoup plus des propres contes et légendes du Japon que de celles des pays occidentaux. Là aussi, on retrouve Tezuka. Il a certes fait des émules en développant des histoires largement inspirées par un imaginaire européen, comme Ribon no Kishi (Prince(sse) Saphir) dès 53, mais il s’agit surtout d’en exploiter le côté “exotique”. Il a en fait dessiné beaucoup plus d’histoires basées sur des légendes japonaises, comme Dororo en 68, qui raconte les aventures d’un samurai luttant contre toutes sortes de monstres, démons et fantômes. Tezuka a créé ce manga après avoir rencontré le spécialiste du genre qu’était Shigeru Mizuki, auteur de Hakaba no Kitaro en 59, qui décrit un monde habité par les fantômes et créatures reprises ou inspirées de celles du folklore japonais. Le procédé de remise au goût du jour des vieilles légendes a été abondamment utilisé, en particulier par Rumiko Takahashi dans Ranma ½ en 87 et surtout dans Inuyasha en 2000, même si son premier grand succès en 78, Urusei Yatsura (Lamu), flirtait plutôt avec la SF.
Même actuellement, la veine “médiéval fantastique” reste assez marginale dans les mangas. Et si des thèmes issus du fantastique européen sont très souvent abordés, ce n’est jamais sans les changements qu’implique un regard issu d’une culture extérieure. Ce sont des démons très librement inspirés de ceux des mythologies européennes que crée Go Nagai dans Devilman, dans une histoire originale et violente, en 72. La même année, les vampires ont vu leur élégance et leur romantisme redéfinis par les canons du shojo manga dans Po no ichizoku, de Moto Hagio. Pour sa part, Kota Hirano avec Hellsing, en 2004, effectue un mélange d’à peu près tout ce qui peut exister comme références en matière de vampires, le tout dans des histoires mêlant des inspirations aussi variées que Lovecraft ou le western. Des thèmes comme la sorcellerie ou les fantômes peuvent ainsi être d’inspiration japonaise ou européenne, ou même des deux à la fois, comme dans Ghost Sweeper Mikami gokuraku daisakusen, en 91, de Takashi Shiina.

Dans ces conditions, la rencontre de la SF et de la Fantasy dans les mangas ne surprendra pas, et l’inévitable Tezuka en a effectué un habile mélange dans une de ses plus grandes œuvres, Hi no tori, en 67, une histoire qu’il n’aura, hélas, pas achevée. Le développement de tous ces genres dans le manga est loin d’être terminé lui aussi, et gageons qu’il nous réserve encore toutes sortes d’agréables surprises.