Nous y sommes presque : Grave, le film-événement de Julia Ducournau, doublement couronné en janvier au Festival de Gérardmer, sera très bientôt dans les salles, le 15 mars. Nous vous avons déjà dit tout le bien que nous pensions (lire ici la chronique) de cette œuvre-choc totalement atypique au sein de la production française, signée d’une réalisatrice vouant une admiration sans borne au cinéma de David Cronenberg. À moins d’une semaine de la sortie du film, notre rencontre avec la cinéaste.

Comment vous est venue l’idée du scénario de Grave ?

J’ai commencé par un court métrage, qui s’intitule Junior, et j’ai enchaîné avec Mange, un téléfilm pour Canal+. Dans ces travaux, je me suis beaucoup intéressée au corps et surtout aux métamorphoses physiques et leur impact sur la personnalité. Je me suis interrogée sur ce qui fait la spécificité de l’être humain et son intégrité face aux bouleversements corporels : si on perd un membre, si notre peau fonce à cause d’un eczéma, reste-t-on la même personne ? Pour Grave, j’ai décidé d’ajouter au thème du changement physique l’idée d’une métamorphose morale, j’ai fait en sorte que les deux se recoupent.

Comment le thème du cannibalisme s’est-il imposé dans l’écriture ?

Avec Jean des Forêts, un des producteurs du film, j’ai réfléchi à ce thème tel qu’il a été abordé dans d’autres films, et j’ai eu l’impression que tous les cinéastes ont traité la figure du cannibale à la troisième personne : on dit « ils » en désignant les cannibales, on les regarde comme des êtres totalement différents de nous. D’où les films qui mettent en scène des tribus lointaines, Cannibal Holocaust ou The Green Inferno. De mon point de vue, ce pronom « ils » évoque des aliens, des personnes qui n’existent pas ou des êtres supérieurs, une menace extérieure. Or si vous voyiez un cannibale en face de vous, vous le reconnaîtriez comme un être humain.  D’où l’idée de faire un film à la première personne pour tenter de comprendre où se situe la différence entre moi, qui n’avalerais pas un doigt coupé, et quelqu’un qui dépasserait l’interdit. Du coup, le cannibalisme étant un tabou, devrait-on exclure de l’humanité la personne qui le transgresse ?

Julia Ducournau au Festival de Gérardmer, le 29 janvier dernier

Est-ce que vous êtes allée à la rencontre de cannibales ?

(Rires) Non, pas du tout ! La figure cannibale, les cas moraux différents qu’elle représente m’intéressent. J’ai relu pour l’occasion les écrits de Claude Lévi-Strauss car c’est intéressant de voir comment, d’une certaine manière, notre système de valeurs ne peut être que dans l’incompréhension face à ce geste-là, alors même que pour les cannibales, c’est un geste régisseur. À l’inverse, les peuplades cannibales peuvent voir un geste monstrueux dans le fait que nous ne digérons pas, comme eux, nos ennemis, mais nous les rejetons hors de la société, en prison. Le cannibale dit qu’on les vomit.

Grave a été diffusé dans un certain nombre de pays. Est-ce que l’accueil a été différent selon la nationalité des spectateurs ? 

Je connais mon film par cœur, je sais qu’il y a un certain nombre de « marqueurs », des moments précis où je me doute que les spectateurs vont rire ou pousser des cris. Face aux réactions dans une salle de projection, je comprends de façon générale si la réception du film passe bien ou pas. Or, dans l’ensemble des pays où je suis allée, ces marqueurs ont été plus ou moins respectés. Il n’y a pas eu de grosses différences, pas de gens qui cassent les fauteuils dans un pays et d’autres, ailleurs, qui tombent en pamoison. En revanche — et là, c’est plutôt marrant —, il faut savoir qu’en Amérique du Nord, États-Unis comme Canada, dès qu’une cigarette apparaît dans un plan, les gens réagissent comme si quelqu’un se faisait décapiter. Moi qui suis fumeuse, ça me fait beaucoup rire. La scène de l’infirmière qui fume, aux yeux des Américains, c’est un vrai sacrilège !

La projection du film aurait occasionné ici ou là un certain nombre de malaises, comme à l’époque de L’Exorciste de William Friedkin. Est-ce une réalité ou une légende urbaine?

En septembre 2016 à Toronto, lors du « Midnight Madness », il y a eu deux malaises vagaux. Ce sont les seuls cas recensés lors d’une projection du film. Maintenant, lorsqu’on lit ce que certains peuvent écrire sur Internet, on a l’impression que c’est systématique, qu’il y a des vagues de gens qui filent aux urgences… J’en suis la première surprise ! Il y a comme un effet boule de neige, la rumeur enfle et tout à coup Grave est comparé à Cannibal Holocaust ou A Serbian Film. Ce n’est vraiment pas la même démarche ! Mon intention n’était pas de faire un « shocker », et mon film n’est pas un « torture porn » non plus. Ces raccourcis ne rendent pas justice à l’équilibre que j’ai essayé de trouver entre les genres pour les faire communiquer, entre la comédie, le drame et le « body horror », pendant les cinq ans d’écriture et de fabrication.

Grave se déroule dans une école vétérinaire, un milieu extrêmement concurrentiel…

Le choix de l’école vétérinaire est très lié au thème du film, à ce combat entre animalité et humanité. Concernant l’aspect concurrentiel, j’insiste sur le fait que Grave n’est pas un film sur le bizutage : celui-ci n’est qu’un contexte déclencheur, idéal pour créer une empathie avec le spectateur. Ce qui m’intéressait, en sachant ce qui allait se passer après, c’était de faire de Justine la garante de la morale. Elle est de son côté à elle, face à ce système violent. En revanche, l’école est un microcosme qui représente de façon métaphorique l’ensemble de notre société.

Vous faites de Justine un personnage très innocent, vierge dans tous les sens du terme, et elle va évoluer très vite : dans l’école, elle découvre la viande, le sexe, plein de choses en même temps et c’est ce qui provoque son évolution vers le cannibalisme…

Quand on écrit une histoire, il y a intérêt à avoir une marge avec les personnages la plus ample possible. Si Justine avait commencé le film en étant certes vierge, mais en mangeant des MacDo, il y aurait eu une étape en moins, cela aurait été moins fort. Donc j’ai commencé mon film avec une végétarienne, qui aime les petits animaux, qui est dans un monde Bisounours. Une enfant, tout simplement.

Tout au long du film, on a l’impression de voir quelqu’un de possédé, certaines scènes ont même un côté démoniaque…

J’ai joué avec certains codes du film de genre, que j’ai essayé d’inclure dans un contexte réaliste. Je n’ai aucun intérêt à créer un personnage qui n’existe pas, une situation surnaturelle. Mon but est de m’adresser au corps du spectateur, de créer un cordon ombilical entre lui et Justine, qu’on ressente physiquement tout ce par quoi elle passe, et pour ça il faut qu’elle soit un être humain. Autrement, ça casse ma démarche, on suit l’histoire de l’extérieur. Un « possédé » me fait beaucoup penser à en épileptique en proie à une crise… Ce qui m’intéresse, c’est l’élément de réalité qui ressemble à quelque chose qui pourrait vous apparaître comme surnaturel, mais qui est bien réel, concret.

Pourquoi avoir fait un parallèle entre le cannibalisme et la sexualité ?

Grave est un film sur la transition de l’enfance à l’âge adulte, ce qu’on appelle en anglais un « coming of age ». Ce genre de film est souvent associé au thème de l’adolescence, un moment-charnière dans la vie où le corps lutte et, là encore, se pose la question de l’intégrité identitaire : est-ce que nous sommes les mêmes après ? J’ai décidé de situer mon histoire à ce moment-là, effectivement le moment de la vie le plus souvent traité dans les « coming of age ». Le cannibalisme, pour moi, ressemble à un acte sexuel, avec des corps qui entrent dans d’autres corps. Et pour parler de la naissance de la sexualité, je me sens plus à même de traiter du cas d’une jeune fille. J’ai l’impression que la sexualité féminine sur nos écrans est très souvent « cérébralisée », par conséquent j’avais envie de ramener la sexualité féminine dans le corps, un corps qui ne s’excuse pas, qui n’a pas honte, qui éprouve du désir et tend vers l’orgasme comme une fin en soi.

La scène de sexe est très importante pour moi, car c’est le moment où tout se joue, où on se dit qu’on va perdre Justine, qu’elle va devenir comme sa sœur. Mais alors qu’elle pourrait tuer son partenaire, lui arracher l’aorte, elle se retourne contre elle-même. Là, elle ne s’exclut pas de l’humanité, elle se montre capable pour la première fois du film de faire un choix moral, qui ne concerne qu’elle-même, qui n’est pas une vision de ses parents et ne relève pas de ce qu’on lui a appris.

Comment avez-vous choisi le titre de votre film, et que pouvez-vous dire au sujet du titre international, Raw ?

Pour moi, le titre Grave a plus de sens que Raw. Je l’ai choisi, il est venu en premier. Ce sont les distributeurs américains qui ont trouvé « Raw », qui fonctionne bien. Grave est un titre beaucoup plus profond, tandis que Raw évoque tout de suite une production d’horreur, ce que mon film n’est pas.

« Grave » est un mot générationnel qui correspond à l’âge de mes personnages, on l’emploie comme un point d’exclamation, pour signifier une forme d’enthousiasme. On en a complètement dévoyé le sens initial en l’employant à tort et à travers. Or « grave », à la base, dans son acception première, ce n’est pas ça, et je me suis demandé pourquoi on avait tendance à refouler ce sens. Pour moi, « grave » évoque quelqu’un qui subit la gravité terrestre, qui est écrasé par un problème et ne peut pas s’envoler pour faire comme s’il n’existait pas. Il est cloué au sol et doit faire face. C’est exactement ce qui arrive à mon personnage dans le film.

Alors si Grave n’est pas un film d’horreur, qu’est-ce que c’est ?

Je regarde beaucoup de films d’horreur, tout et n’importe quoi. Je recherche la peur en voyant ce genre de film, et je n’ai pas du tout fait Grave dans cette idée-là. Je l’ai écrit avec l’intention de rendre physiques les sensations qu’on peut ressentir en regardant des images. Ensuite, étant donné que mon film parle de métamorphose physique et morale, j’ai voulu éviter qu’on puisse le faire entrer dans une case. La métamorphose est, de mon point de vue, l’anti-déterminisme par excellence, et mon film parle beaucoup de déterminisme — familial, relayé ensuite par le déterminisme social. Alors voilà : Grave est une sorte de cross-over, un genre qui n’existe pas trop en France — un film qui mélange comédie, drame et horreur. L’identité du film, c’est ce côté protéiforme. Je voulais faire un film mutant.

Le travail de David Cronenberg est-il une influence pour vous ?

Cronenberg est mon maître à penser. C’est quelqu’un dont j’ai vu tous les films un milliard de fois, dont le cinéma m’a éblouie. Le premier réalisateur que j’ai découvert vraiment par moi-même. Mais dans Grave, il n’y a pas de référence directe à une quelconque scène d’un film de Cronenberg. Il y a en revanche un clin d’œil à Carrie de Brian de Palma. Sinon, il est obligatoire que l’œuvre de David Cronenberg m’ait influencée, notamment par la frontalité de sa représentation des corps.

La relation entre  les deux sœurs est très belle. Que pouvez-vous nous en dire ?

Cet aspect me touche beaucoup. Grave est l’histoire de deux sœurs qui se séparent, un récit qui puise ses sources dans les tragédies grecques ou même la Bible. Il est question d’un amour absolu qui se termine fatalement par l’annihilation d’un des deux. J’ai pensé à créer un rapport sororal pour ce couple-là, car c’est un rapport où l’on passe de l’amour à la haine sans transition, et tout le monde comprend ! Ce n’est pas du tout le cas si on fait ça avec deux personnages qui ne sont pas liés par le sang. Même un enfant unique peut le comprendre car on est bercé dans toute notre éducation par l’idée que le lien familial est indéfectible. Cette compréhension immédiate du passage d’un extrême à l’autre est totalement cinématographique, et cela m’a dispensée de ménager des scènes de transition. Évidemment, on est dans un rapport en chiasme avec un trajet ascendant de mon personnage principal vers l’humanité et une dégringolade de la sœur vers de plus en plus d’animalité.

Pour essayer de décrire ce rapport j’ai pensé à une cellule qui fait sa mitose, c’est quelque chose qui m’émeut. Une cellule qui fait sa mitose se sépare en deux cellules, il y a arrachement, il y a douleur. Chaque cellule a perdu quelque chose de son intégrité. Les deux cellules résultantes se ressemblent et pourtant comme elles ne sont plus une, elles sont différentes. D’où l’idée de la scène de fin avec l’image de vitre où Justine et Alexia sont en surimpression. Elles se regardent et elles s’aiment. Elles se disent « tu es mon semblable et tu es mon ennemie ». C’est l’histoire de l’humanité, Abel et Caïn.

Tous nos remerciements à Julia Ducournau ainsi qu’à Leila Lamblin et Natacha Campana de l’agence Bubbling Bulb.