Être ou ne pas être… Ce choix shakespearien s’est posé en 2020 à tous les festivals de cinéma. En octobre, le Festival de Sitges, en Catalogne, a pu avoir lieu sinon normalement, en tout cas en accueillant physiquement invités et spectateurs, tous portant masques dans des salles à jauge réduite. D’autres, tels Fantasia à Montréal, ont dû se résoudre, pour exister malgré la pandémie, à proposer une version à 100% en ligne. Et ce fut aussi le choix cette année des organisateurs du Festival de Gérardmer, qui ont annoncé un mois avant l’événement que la 28ème édition aurait bien lieu, avec les jurys et les sélections habituelles (compétition, hors compétition, nuit décalée), mais seulement sur Internet. Au total, une trentaine de films étaient à découvrir chez soi du 27 au 31 janvier. Loin des forêts vosgiennes et du lac, le marathon filmique était à courir sur le canapé…

ANYTHING FOR JACKSON (Canada) de Justin G. Dyck — en compétition

Les visionnements en ligne ont au moins un avantage, celui de pouvoir concocter son propre calendrier de projections et choisir son film d’ouverture. Alors rien n’interdisait d’attaquer Gérardmer 2021 avec Anything For Jackson, un titre déjà rôdé à Fantasia ainsi qu’au Nightstream Film Festival, autre événement online né en septembre dernier de la fédération de cinq festoches américains (de Boston, Brooklyn, La Nouvelle-Orléans…) pour proposer un rendez-vous horrifique à leurs habitués en dépit de la crise sanitaire. Beaucoup de monde avant nous a donc pu suivre en streaming les agissements de Henry et Audrey, bourgeois sexagénaires dont les manières proprettes (au point d’affecter un accent so British) ne sauraient révéler ce qu’ils sont réellement, un couple de satanistes ambitionnant de ressusciter leur regretté petit-fils en pratiquant comme un exorcisme à l’envers (la manœuvre consiste à s’emparer d’une future maman pour ensuite envoyer l’esprit du petit défunt s’incarner dans le bébé à naître). Nos héros endeuillés ont potassé le sujet, ils ont même liquidé leur PER pour acquérir un exemplaire rarissime du Necronomicon (ou équivalent), mais rien ne va se passer comme prévu…

Le parcours du réalisateur Justin G. Dyck et de son scénariste Keith Cooper n’est pas banal : le duo est à l’œuvre depuis une dizaine d’années avec à son actif des films de Noël cucul-la-praline voués à un public familial et même des adaptations à l’écran de romans Harlequin (leur filmo recèle même un prometteur Christmas With a Prince, comme une synthèse des deux sources d’inspiration). Anything For Jackson doit-il son existence à une saine réaction allergique au sucre ? C’est fort possible puisque dans ce petit bijou infernal brillamment joué et finement écrit, plutôt que d’offrir des bonbons et des bisous aux femmes enceintes, on les kidnappe pour les menotter sur un lit et les inclure à des rituels diaboliques, aux conséquences peu maîtrisées par les anti-héros (faut pas déconner avec la magie noire !). Tout le contraire de la formule toujours amusante du plan d’action-mûrement-réfléchi-mais-qui-vire-à-la-bérézina, parfaitement exécutée par le duo Dyck/Cooper. On conseillerait bien aux deux gars de laisser tomber la guimauve pour s’épanouir dans l’horreur drolatique, cependant un coup d’œil aux titres de leurs derniers travaux — Noël dans les Rocheuses et Romance au grand air — nous apprend qu’ils ont à nouveau cédé à leurs démons. Quel enfer !

BOYS FROM COUNTY HELL (Royaume-Uni/Irlande) de Chris Baugh — en compétition

Puisqu’on parle de formules connues, celle-ci n’est pas inédite non plus : la campagne britannique, un petit groupe de locaux au verbe haut, des pintes de stout au pub — plus, pour dynamiter l’équation, un élément surnaturel qui plonge le casting dans un bain de sang. Un terrain connu, donc, pour tous les amateurs (avec les petits clins d’œil d’usage aux fans d’horreur au cinoche — une allusion au Loup-Garou de Londres, entre autres), mais il n’est pas interdit de prendre du plaisir à cette petite production qui peine quand même à être aussi amusante et truculente qu’elle le voudrait. L’intrigue simple — une créature ancestrale malencontreusement réveillée par les jeunes — n’évite pas au film une installation longuette (il ne se passe grand-chose dans les 30-40 premières minutes), mais heureusement l’action s’emballe dans la seconde moitié de projo et finit par emporter le morceau. Il y a aussi un peu de fond : un des héros vingtenaires prend son meilleur pote de court en lui annonçant son intention de quitter leur bled natal pour s’envoler loin à la recherche d’un avenir, jusqu’en Australie. « County Hell », c’est un peu le territoire où il n’y a rien d’autre à faire que vieillir en vivotant de travaux de terrassement (et en gardant un œil sur le maigre patrimoine historique du coin). Du coup, la jeunesse se sépare en deux camps, les quelques-uns qui restent, prisonniers de leurs racines, et ceux qui partent. Un constat amer qu’on fait aussi de l’autre côté de la Manche, dans le film suivant.

TEDDY (France) de Ludovic et Zoran Boukherma — en compétition

C’est le 8 mai. Teddy s’ouvre devant le monument aux Morts par une Marseillaise discordante, entonnée a capella par un jeune bidasse qui s’époumone devant une assemblée clairsemée et des officiels ventripotents. Voilà la France, ordinaire et telle qu’on la connaît dans les territoires ruraux. Le tableau n’est pas flatteur, c’est sûr, est-il une caricature pour autant ? Oui, non, en tout cas il n’y a pas d’offense vu qu’en France, les caricatures, on adore ça (n’est-ce pas ?). Et puis l’approche humoristique n’interdit pas aux auteurs, un duo fraternel dont il s’agit du second long métrage (après Willy 1er, en 2016), de brosser un portrait vériste du héros, Teddy, sans famille et « décrocheur » scolaire, qui vit de petits jobs proposés par l’agence d’intérim de son patelin des Pyrénées. Le garçon ne s’en rend pas compte du haut de ses 18 ans, mais son absence d’éducation et de qualification le prive de l’hypothétique poste de « chef » qu’il convoite et qui lui permettrait de se réaliser en tant qu’adulte. Une vérité cruelle qui le frappe de plein fouet lorsque sa petite copine, nouvellement bachelière, lui apprend qu’elle va partir, à Toulouse ou pourquoi pas à Paris, pour des études qu’elle saura sans doute mener avec succès.

Imaginer une intrigue fantastique crédible à base de loup-garou dans un contexte typiquement français, c’était une gageure que les auteurs ont réussi à soutenir en jouant la carte de la métaphore : mordu par un canidé, Teddy, le gentil nounours mal dégrossi, se change peu à peu en loup, la perspective de rester paumé sur le côté de la route faisant bouillonner en lui des instincts de plus en plus agressifs. Le cadre et le dénouement ne sont pas sans rappeler Je mourrai pas gibier (très bon roman ado de Guillaume Guéraud), et l’intrigue exploite avec brio le thème de la métamorphose progressive en créature pour signifier le basculement de Teddy dans la violence aveugle. Prévue pour une sortie au printemps (si tout se passe bien), l’œuvre aura forcément de l’écho chez le public adolescent, où tous ou presque ont connaissance d’un Teddy menacé par le no future. L’interprétation d’Anthony Bajon, dans le rôle-titre, est excellente. Au palmarès, le film décroche le Prix du Jury (présidé par le cinéaste Bertrand Bonello) et, en toute logique, le Prix du Jury Jeunes.

SPUTNIK (Russie) d’Egor Abramenko — hors compétition

Autre style, autre époque avec Sputnik, qui nous envoie dans les steppes du Kazakhstan de l’ère soviétique. Nous sommes au début des années 1980, le camarade Gorbatchev est Premier secrétaire du Parti et Tatyana Klimova, médecin et psychanalyste, est dépêchée dans une base du programme spatial russe. Les autorités y tiennent au secret un cosmonaute rentré seul survivant et un peu perturbé d’une mission en orbite. Seul, oui, à l’exception du symbiote d’origine extraterrestre qui s’est invité à l’intérieur du corps de l’officier…

Hmm, une balade en pleine période de guerre froide dans la gaie URSS, ça ne se refuse pas. Bonjour les téléphones en bakélite, les intérieurs marronasses, les fringues moches… et bonjour aussi les sympathiques militaires de l’Armée rouge, toujours le doigt sur la gâchette lorsque de fortes têtes se piquent de ne pas respecter les directives du secret défense. À part ça, Sputnik est un « creature feature » (je ne sais pas comment on dit en russe) dans les règles de l’art avec une bestiole dotée d’une présence physique inquiétante malgré sa conception en CGI. La chose s’extrait ponctuellement de son hôte par la bouche, y revient par le même conduit et elle a tendance à grossir de jour en jour, ce qui nous rend sa tête d’araignée translucide encore plus affreuse. C’est sûr, les gradés finiront par avoir du mal à la contenir, alors on guette le moment où les choses vont échapper à leur contrôle… Du bon boulot mais qui, c’est un fait, doit plus son inspiration au cinéma de genre occidental qu’au 7ème Art de l’Union soviétique (ce malgré la présence à la production et parmi les premiers rôles de Fedor Bondarchuk, fils de Sergei).

SUPERDEEP (Kolskaya sverhglubokaya, Russie) d’Arseny Syuhin — hors compétition

Attardons-nous encore dans l’URSS des années 1980 avec Superdeep, où ce n’est pas la même histoire (dans tous les sens de l’expression). Les scientifiques nous ont alerté récemment sur le dégel préoccupant du permafrost, qui pourrait conduire à la libération de virus antédiluviens contre lesquels notre constitution humaine moderne ne peut rien. Ça craint, mais en creusant encore plus profondément, c’est-à-dire à 12000 mètres sous la surface, une équipe top-secrète de scientifiques soviétiques tombent dans Superdeep sur des organismes inconnus encore plus malfaisants, sources de mutations terrifiantes chez les sujets infectés.

On voudrait suggérer au Kremlin d’évacuer tout le monde et de reboucher le trou, mais ce n’est pas l’option choisie par les autorités militaires, qui préfèrent expédier sous terre une jolie scientifique flanquée de quelques musclés. Pour quoi faire ? Soi-disant pour effectuer des prélèvements sur le personnel contaminé, et alors il suffirait, répétons-le, de rapatrier tout le contingent à l’air libre et l’affaire serait faite. Mais il n’y aurait plus de film, alors on descend à bord d’un ascenseur pour l’enfer en compagnie de tovaritchs s’exprimant dans une invraisemblable langue de tournage anglaise. Visiblement, les comédiens ont joué leurs dialogues dans la langue de Boris (Johnson) avant d’être postsynchronisés par des voix sans accent russe. Le rendu à l’image et à l’oreille est des plus curieux, sans compter que la plupart des répliques sont d’une bêtise sans nom (comme écrites par une classe de CE2 moscovite, option anglais). Le montage juxtapose des séquences dans l’ignorance totale du principe de la cause et de l’effet, jusqu’à révéler à la toute fin un monstre-agglomérat repompé sur la créature de Leviathan, le film de George Pan Cosmatos de 1989 (certains décèlent aussi des emprunts — russes — à Doom et Resident Evil, et ils n’ont pas tort). On pourrait faire un inventaire à la Prévert de toutes les carences et absurdités narratives du script, mais ce serait vraiment accorder trop de place à cet imposant navet qui éprouve la patience du festivalier confiné 113 minutes durant.

LA NUÉE (France) de Just Philippot — en compétition

« Si le diable existait, je suis sûr qu’il aurait l’apparence d’un insecte », déclara un jour en interview Guillermo del Toro, à l’époque de la sortie de Mimic (1997). Del Toro n’est pas tout seul à considérer ces bestioles comme des monstres, alors même qu’ils sont l’espèce de loin la plus nombreuse en termes d’individus sur la planète. Éleveuse dans le Lot-et-Garonne, Virginie (jouée par Suliane Brahim) est convaincue que l’avenir de l’alimentation humaine passera par là, aussi elle a abandonné son cheptel caprin, qui de toute façon rapportait trop peu, pour passer à la culture de sauterelles. Un choix périlleux, au mépris des a priori et du dégoût atavique éprouvé par ses semblables à l’égard, entre autres, des orthoptères, même aromatisés au curcuma et au curry.

Le cinéma d’horreur se fait souvent l’écho des peurs de son époque, et Soleil Vert, par exemple, prophétisait déjà en 1973 l’effondrement du système écologique et l’épuisement des ressources alimentaires. Dans La Nuée, on n’en est pas encore là, tout semble encore possible dans la mesure où les mentalités évoluent. Cela dit, le film de Just Philippot suggère un nouveau danger : conduits à la prolifération par un élevage intensif, les insectes ne finiraient-ils pas eux-mêmes par nous bouffer ? Dans leurs serres en forme de dômes, d’aspect quelque peu science-fictionnel, les sauterelles maousses, grouillantes et vrombissantes montrées dans le film ne risquent pas de rassurer les entomophobes. Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer, le métrage ne s’engage pas vraiment dans la voie du film d’agression animale (n’attendez pas que les nuées de sauterelles aillent s’abattre sur les populations locales paniquées), mais le danger qu’il met en scène menace bel et bien la vie de l’éleveuse, Virginie, et de ses enfants Gaston et Laura. C’est largement suffisant pour qu’on ait très peur, de même qu’on est effrayé en songeant aux extrémités auxquelles peut être réduit n’importe quel agriculteur financièrement en difficulté. Voilà un autre aspect de ce film riche et d’autant plus passionnant qu’il est porté par l’interprétation hors pair de Suliane Brahim, du reste solidement secondée par tout le reste du casting. La Nuée est distinguée au palmarès par le Prix de la Critique et le Prix du Public.

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