Berberian Sound Studio fonctionne selon le principe narratif potentiellement efficace qui consiste à jeter un Candide dans un environnement insolite, voire hostile, dont il ignore tout des codes. C’est en adoptant cet angle-là que Dario Argento et Robin Hardy, par exemple, écrivirent respectivement Suspiria et The Wicker Man, deux chefs-d’œuvre du fantastique européen des années 1970. La caméra de Peter Strickland replonge justement dans la décennie septante en accompagnant les pas hésitants de Gilderoy, un ingénieur du son anglais qui débarque dans un studio de montage en Italie pour y orchestrer le mixage du dernier long métrage de Francesco Santini, un maestro des films « dell’orrore ». Dans sa branche, Gilderoy est une pointure, c’est aussi un vieux garçon à la quarantaine bien tassée qui vit avec sa maman et se passionne pour l’observation des oiseaux (il a d’ailleurs construit son expérience en sonorisant des documentaires animaliers). Son arrivée dans l’univers du cinéma d’horreur est une plongée dans l’inconnu d’autant plus traumatisante qu’elle se double d’un choc des cultures : outre les scènes gore sordides qu’il est chargé de bruiter, le Britannique introverti doit supporter les us et coutumes incompréhensibles des Italiens exubérants du studio…

Berberian Sound Studio met le spectateur dans une position un peu curieuse. Le récit à la première personne nous place de facto dans les pompes du pauvre Gilderoy, pourtant on se désintéresse presque de ses états d’âme car on n’a d’yeux que pour ce qui se joue autour de lui, dans la régie et les cabines d’enregistrement du studio. Le film nous replonge en plein âge d’or du cinéma d’épouvante transalpin. En 1976, l’année où se déroule l’histoire, Mario Bava s’est depuis longtemps illustré en signant La Baie sanglante, Les Trois Visages de la peur, Six Femmes pour l’assassin… Argento débute à peine sa carrière mais il a déjà tourné sa fameuse « trilogie animalière », et son chef-d’œuvre Profondo rosso, sorti l’année précédente, a fait un carton. Frayeurs, L’Au-delà, L’Éventreur de New-York, les diamants noirs macabres et ultra-sanglants de Lucio Fulci, quant à eux, restent à venir… On ne verra pas une image du métrage que Gilderoy doit mixer (une sombre histoire de sorcières accomplissant une vengeance d’outre-tombe), mais Peter Strickland réussit joliment à faire tourner nos petites caméras intérieures : Berberian… est jalonné de sessions d’enregistrement (introduites par un très lynchien « silenzio » rougeoyant) dont les bruitages et les dialogues — la plupart des films italiens, à l’époque, n’étaient pas tournés en prise de son direct — sont assez évocateurs pour que la part de notre imaginaire formée par les « gialli » fassent surgir dans notre esprit décors et personnages. Une expérience stimulante qui fait aussi travailler les zygomatiques car en plus de torturer à l’arme blanche tout un contingent de fruits et légumes pour le besoin des bruitages, l’équipe du studio voit défiler une ribambelle de virtuoses de la glotte engagés pour produire les râles et soupirs exhalés par les zombies du métrage. Chacune de ces parenthèses est un moment tordant, comme ce passage, parmi les plus cocasses, qui voit une brave dame accueillie comme la Callas par le « regista » Santini car elle sait mieux que quiconque jouer du pharynx pour éructer comme une vraie sorcière morte-vivante…

Gilderoy (prénom très vieillot) est interprété par un comédien British au physique grassouilet ad hoc, Toby Jones. Son nom ne vous dit peut-être rien mais vous n’aurez pas oublié sa bouille à la Droopy si vous avez vu, entre autres titres récents, Blanche-Neige et le Chasseur, Le Rite, Captain America, Hunger Games… des titres où l’acteur n’apparaît qu’au second plan. Propulsé ici sur le devant de la scène (après, tout de même, un premier rôle très remarqué dans Scandaleusement célèbre, biopic de Truman Capote sorti en 2006), Jones est plutôt touchant dans ce rôle de quadra puceau et gauche dont le talent de mixeur et la passion pour son métier ne sont pas suffisants pour lui attirer la sympathie de l’équipe sexuellement active du studio. La juxtaposition de Gilderoy avec ces types à chemise ouverte ou portant moustache a quelque chose de pathétique, elle est la source d’un humour grinçant qui verse peu à peu dans l’absurdité kafkaïenne : nié en tant qu’homme (les femmes de la bande, assistantes ou comédiennes, le prennent pour leur confident(e) lorsqu’elles ne lui sont pas hostiles), Gilderoy bascule dans un état de non-être angoissant. Le sol se dérobe sous ses pieds, réalité et fiction finissent par se contaminer l’une l’autre, jusqu’à grignoter le film de Strickland lui-même (cf. les dernières minutes, doublées, où Gilderoy s’exprime en italien). Dans ses dernières minutes, Berberian Sound Studio devient alors un exemple de méta-cinéma forcément conceptuel, limite abscons, qui peut plaire autant que désarçonner et laisser plus d’un spectateur sur le bord du chemin. Une conclusion risquée de la part de Peter Strickland, mais chacun s’accordera à dire qu’on tient là un véritable auteur, cinéaste et cinéphile, dont on attend d’ores et déjà impatiemment le prochain long métrage. Ultime précision : le sound design, forcément, est une vraie merveille, et les nombreuses lignes de dialogue dans la langue de Dante (notamment les répliques en cabine du « film dans le film ») sont une jouissance pour l’oreille.

 

Sortie dans les salles françaises le 3 avril 2013.