Il est une porte au-delà de laquelle s’ouvre un monde tourmenté ; un asile à la structure chaotique dont chaque recoin cache des consciences sinistrées. Une tour hermétiquement close peuplé de marginaux en exil. Un univers où la conscience et le cerveau humain sont un terrain d’expérimentation et où les folies ne représentent que des actes amplifiés de ce qui nous entoure quotidiennement… Un huit clos, dont la compréhension est interne, et qui regroupe les bannis, ceux qui, de l’extérieur, font peur… Cet endroit, c’est Thorinth. Retour sur une série spectaculaire de par son approche intuitive et son traitement graphique, en compagnie de son créateur Nicolas Fructus.
Nicolas Fructus, en bref…
Diplômé de l’école Emile Cohl, Nicolas Fructus débute sa carrière en 1991 dans l’illustration jeunesse et dans le dessin d’animation. Dès 1996, il s’oriente vers le jeu vidéo et collabore avec de grands auteurs tels que Moebius et Druillet. En 2000, il décide de se consacrer pleinement à la bande dessinée et sort Thorinth aux Humanoïdes Associés, une série originale et personnelle qui se clôtura avec le cinquième tome paru en janvier 2007. Parallèlement, il réalise les couleurs du Bouncer de François Boucq (éd. Les Humanos). De 2002 à 2005, Nicolas Fructus travaille sur le design et la charte graphique du film Arthur et les Minimoys. Depuis, l’auteur accumule les travaux d’illustrations et les collaborations…
L’histoire
Il était une tour-labyrinthe dans laquelle un très grand docteur, Amodef, s’adonnait à l’étude de toutes les folies existantes. Esiath, l’architecte de la tour, jalouse du succès d’Amodef, décide de prendre le contrôle en façonnant un Golem qui allait se retourner contre elle de façon très spectaculaire. Depuis, sa créature, le « Garde-fous », règne sans partage sur Thorinth où sont exilés tous les indésirables.
C’est dans cette tour qu’un homme décide de s’aventurer. Il part à la recherche de sa femme, Madalis Temroth, qui, suite au résultat malheureux de ses recherches, a été bannie à l’intérieur de Thorinth. Au risque de ne jamais en revenir…
La Tour labyrinthe
Thorinth provient de la contraction de 2 mots : « tour » et « labyrinthe ».
La tour symbolise la mégalomanie d’un docteur à l’orgueil démesuré qui pensait dominer les outils qu’il créait pour explorer le cerveau humain…
Le labyrinthe est la structure même de la tour aux canalisations labyrinthiques et aux recoins encore inexplorés et inexplorables…
Une approche intuitive
Nicolas Fructus développe une approche intuitive de l’évolution de l’histoire et nous plonge dans une modélisation du cerveau humain. Dans une tour où les fous bâtissent l’univers, les évènements suivent un déroulement empirique, adaptés aux habitants de Thorinth. La vie de ce monde se construit entre névrosés, fanatiques suicidaires, claustrophobes, docteurs en conscience ou encore mégalomanes. Le final de la série nous exposera comment le stade de névrose profonde de la folie peut évoluer jusqu’à la psychose destructrice.
« (…) Le principe de folie n’est bien trop souvent que l’incompréhension de l’univers développé par autrui, entrant en collision avec son propre univers de pensée. »
Khimaira : Thorinth est une « tour-labyrinthe », un huis clos, qui abrite toutes sortes de fous. Enfermement et folie vont-ils de pair ?
Nicolas Fructus : Tout à fait. C’est aussi le plus grand paradoxe. On enferme, en théorie, pour des raisons thérapeutiques ; l’isolement ou le changement de lieu sont sensés accroître la qualité des soins, par souci de simplicité physique ou géographique du malade et de son thérapeute, ou le détachement d’avec les membres proches ou de la famille du malade, etc… Or, c’est surtout à mes yeux le meilleur moyen pour l’ « extérieur » de se sentir « isolé » de la folie. Et Thorinth est l’image de ça. Une tour construite pour soigner, qui, petit à petit est utilisée comme un déversoir à fous ou indésirables (Thorinth devient en fait une prison). Et comme Thorinth est gigantesque, on est non seulement incarcéré (claustrophobie), mais en plus on s’y perd (agoraphobie).
Enfermement et folie vont de pair, bien sûr ; tout enfermement est une aliénation de l’espace vital et du territoire physique de chaque être. (Foucault le dit bien mieux)
K : Le docteur Amodef et les Pellegen étudient le cerveau. Est-ce que cela passe par les différents visages de la folie ?
NF : Alors… Amodef, dans notre quotidien, serait à la fois un neuropsychiatre et un psychanalyste, doublé de solides connaissances en mathématiques.
L’approche d’Amodef (et donc celle des Pellegen) est un peu particulière. L’appréhension de la folie par les mathématiques n’est pas du tout une volonté de rationaliser l’esprit humain. Bien au contraire. Quand je pense mathématiques, ce sont les mathématiques fondamentales. C’est à dire la forme la plus poussée et la plus abstraite des mathématiques, celle qui est utilisée pour approcher au travers de l’abstraction mathématique les concepts qui sont utilisés ensuite pour permettre toutes sortes d’applications. L’application d’Amodef est l’esprit humain. Et il me paraissait assez intéressant d’analyser les psychoses par le biais d’une analyse mathématique. D’ailleurs, de ce que je peux en comprendre, quand on m’explique à mon faible niveau des concepts mathématiques, je ne vois pas beaucoup de différences avec la philosophie. Alors pourquoi pas le psy ?
K : Entre les épancheurs de Sogrom, les Sanodath, les Vandales, (les schnoubouf), etc., Veï-Din se trouve confronté à différentes sortes de « fous »… Ces différents groupes représentent-ils chacun un aspect de la folie ?
NF : Oui et non, réponse de Normand. Au départ, j’ai choisi l’asile, parce que ça répondait beaucoup plus à mes attentes pour déplier le scénario. Plus qu’une simple prison. Un espace clos confine toujours plus à la folie. Et les pathologies utilisées pour chaque groupe ou personne est une synthèse, une vulgarisation des différentes pathologies existantes. Au-delà de ça, je n’ai pas la prétention de maîtriser ce qui m’aurait demandé des années d’études pour parfaitement développer ces pathologies ; ou un enfermement prolongé…
K : Quel personnage considérez-vous comme le plus fou dans Thorinth ?
NF : Le terme de fou n’est peut-être pas le plus à-propos. C’est le Bouffon. On n’est pas plus ou moins fou, on a une folie plus ou moins nocive pour soi ou pour les autres. Et le plus nocif, c’est le Bouffon. Le « Roi », pourtant, est pas mal dans son genre : il est le plus improbable dans ses réactions, il est capable de nuire à son prochain sans sourciller ; mais de loin, le Bouffon est plus dangereux, c’est un pervers. Toutes ses déviances sont orientées pour servir les nuisances qu’il peut produire sur les autres. Et la façon dont il maintient son pouvoir montre une constance très dangereuse pour les autres : la manipulation. Sa fixation, c’est le pouvoir. Et il a compris que dans Thorinth, pour être le maître, il faut être celui qui insuffle l’idée et non celui qui statue. Celui qui statue (l’Empereur) est un fusible, celui qui donne les idées (le Bouffon) est le courant. Donc quand il « pète les plombs », c’est l’Empereur qui grille… Et la perversion du Bouffon, c’est de jouer tout le temps avec cette limite sur la vie des autres.
K : La fin débouche sur une folie destructrice. Cela était-il inévitable ? Est-ce que la destruction de soi et des autres est le point culminant de la folie ?
NF : Toutes les fins que j’avais envisagées menaient à une destruction. Pas forcément totale, mais ça passait par la destruction. La folie n’est pas toujours une destruction de soi, plutôt une déstructuration. Un éloignement dans soi-même de pouvoir synthétiser correctement ce que l’on est et ce que l’on fait.
Encore une fois, je ne suis pas spécialiste, mais j’ai envie de distinguer des psychoses lourdes comme la schizophrénie ou la paranoïa du reste. Parce qu’on tente de mesurer l’impact d’un dérèglement sur le corps, là où le corps a un impact physique évident sur son être propre, à savoir déjà sa propre chimie, son propre fonctionnement. C’est ce qui tente d’être rééquilibré par la chimie des médicaments. Et on a du mal à définir correctement dans le cadre de ces maladies le comment du pourquoi de ces disfonctionnements. Donc est-ce que c’est votre corps, donc votre propre être, qui, par dérèglement « naturel » provoque une destruction de soi, ou l’accumulation de névroses/psychoses qui grignotent petit à petit votre intégrité ?
C’est sûrement un tout, comme d’habitude, encore bien inextricable, il me semble. Quant à savoir si la destruction est le point culminant de la folie, je ne pense pas. La destruction, quelque part, est encore un acte. Ce qui m’impressionne encore plus, dans la folie, c’est qu’à force de déstructurer, elle mène à l’inaction, le néant, plutôt. Pour soi, ou pour les autres, ou pour le lien qui existe entre soi et les autres. C’est une non-vie, et je trouve ça bien pire que la mort.
K : Diriez-vous que toutes les utopies sont par définition « folies » ?
NF : Aïe, aïe , aïe ! Je ne suis ni psy ni philosophe ! Je demande l’indulgence des lecteurs !
Les utopies sont des volontés de transcendances, de dépassement de ce qui est pour en faire ce qui devrait être. La folie reste un dérèglement.
Ce rapport folie/utopie, c’est un peu comme le rapport drogue/art. Il n’y a aucun rapport, il peut juste y avoir des collusions. La drogue n’a jamais fait un artiste. Par contre, un artiste peut trouver des chemins concordants entre le parcours de son œuvre et ce que lui procure la drogue. Dans ce cas-là, c’est une « facilité » (avec de sérieuses contreparties…).
K : Avez-vous de nouveaux projets autour de ce thème ?
NF : Eh non, pas pour l’instant ! Mais ça me travaille, j’y reviendrai sûrement. On ne choisit jamais ce genre de thématiques par hasard, alors je me ferais bien rattraper un jour ! Je travaille sur la suite d’Arthur de Besson, je reviens à la BD après avec plein d’autres projets.