Doublement récompensé par le Prix du Public et le Prix de la Critique au 29ème Festival du Film fantastique de Gérardmer (26-30 janvier 2022), The Innocents explore les mystères du soi-disant âge tendre via un portrait de groupe d’enfants d’une finesse comparable à celle qu’on adore chez Stephen King (mais comme n’en profite jamais le public de Disney). Le film sort ce mercredi 9 février dans les salles françaises. Entrevue avec le réalisateur norvégien Eskil Vogt.

Khimaira : Le scénario des Innocents est-il né de votre observation des enfants et de leurs jeux ?

Eskil Vogt : En partie, oui. Jamais je n’aurais fait ce film si je n’étais pas devenu père. En regardant mon fils jouer, je me suis rappelé certains souvenirs, ou plutôt j’ai retrouvé des impressions que j’ai pu ressentir étant enfant. Mais c’est très fugace, ce genre de souvenirs s’estompe très vite quand on atteint l’âge adulte. Les enfants se construisent un monde secret et j’ai voulu y accéder en les observant et en essayant de parler avec eux.

Les enfants, dans le film, ont en effet un univers bien à eux et les adultes y sont complètement étrangers. Ce cloisonnement entre le monde des enfants et celui des adultes est-il pour vous une vérité générale ?

The Innocents n’est pas un film « réaliste », tout est un peu stylisé, mais dans le fond, oui, c’est assez vrai. Quand mes enfants étaient plus petits, quand j’allais encore les chercher à l’école, j’avais parfois l’occasion de les observer dans leurs jeux avant qu’ils me voient. Et j’avais la sensation de ne pas voir évoluer les mêmes personnes qu’à la maison : leur manière de bouger, de parler, était différente de celle que je leur connaissais quand j’étais en leur compagnie. Je me disais aussi que pendant la journée, ils avaient peut-être vécu des événements énormes à leurs yeux mais dont ils ne me diraient rien, parce qu’ils les avaient déjà oubliés ou parce qu’ils n’avaient pas les mots pour le raconter… Une partie de la vie de nos enfants nous échappe, même si on est des parents très présents. Il y a des zones d’ombre auxquelles on n’a pas accès, comme si on vivait dans des mondes parallèles.

Dans le film, il y a un enfant, Benjamin, qui est très effrayant. Comment avez-vous construit ce personnage et comment l’avez-vous présenté au jeune acteur qui l’interprète ?

J’ai tout de suite prévenu ce jeune comédien que les spectateurs du film allaient le désigner comme étant le « méchant » de l’histoire, mais que pour moi, ce n’était pas le cas. Il est important qu’on comprenne que ce personnage, Benjamin, a aussi des bons côtés, il est capable de ressentir des émotions, de l’amour, etc. Mais souvent, voilà, il n’y arrive pas. J’ai choisi cet acteur parce que c’est un garçon très différent de son rôle : il est charismatique, gentil, plein d’empathie, et je me suis dit que si lui incarnait Benjamin, alors le public pourrait percevoir toute l’humanité du personnage malgré ses actions. Même à la fin, lorsqu’il devient très dangereux, il est important qu’il reste un être humain aux yeux des spectateurs. C’est juste un enfant, il est seul au monde, il n’a plus sa mère… D’où cette scène, vers la fin, où on le voit exprimer toutes ses frustrations lorsqu’il rentre chez lui et claque la porte de l’appartement. Ce serait trop facile de le résumer en disant juste que « c’est le méchant ».

Le fait qu’il n’ait pas de père peut-il expliquer l’évolution négative du personnage ?

Pas vraiment, étant donné qu’il y a deux familles monoparentales dans le film, il y a aussi celle d’Aïcha, qui vit avec sa mère célibataire, et Aïcha n’est pas du tout comme Ben. La différence se joue plutôt au niveau de l’amour que les mères prodiguent à leurs enfants. Celle de Ben n’est pas affectueuse à l’égard de son fils, ce qui explique le manque d’empathie du garçon. Je me suis entretenu à ce sujet avec des psychologues, qui m’ont dit qu’effectivement, ce genre de profil se développe chez des enfants privés de parents qui leur servent d’exemples, y compris en ce qui concerne le comportement affectif.

L’histoire bascule dans le fantastique lorsqu’il s’avère que les enfants développent des pouvoirs. Comment avez-vous choisi les facultés extraordinaires attribuées à chaque enfant ?

Je suis parti de cette idée commune de la « magie de l’enfance », qu’on retrouve dans le passage où un des gamins fait la démonstration à un autre d’un truc inexplicable. L’autre enfant réagit sans manifester d’étonnement, juste en remarquant qu’il ne savait pas la chose possible. Les enfants sont très ouverts parce qu’ils découvrent et apprennent constamment, leur perception du monde peut changer parfois d’un jour à l’autre. Face à la même scène, un adulte ne réagirait pas du tout de la même façon, on chercherait à décortiquer et comprendre le truc… Dans le film, passé la phase de surprise, la petite fille passe à un autre jeu, et voilà ! J’ai trouvé que c’était une belle manière d’introduire le côté magique et surnaturel de l’histoire. Après, le personnage de la fille autiste m’a conduit à imaginer qu’un des gamins pourrait par télépathie accéder à son monde intérieur. Et la logique du film s’est construite ainsi, en s’appuyant toujours sur la base des personnages.

Y a-t-il un enfant dans lequel vous vous reconnaissez, d’une manière ou d’une autre ?

Oui, un tout petit peu dans le personnage de Ben. Il y a une scène, qui a été coupée au montage et qui s’inspirait directement de mon enfance : je me disais étant petit que si je posais un objet sur la table, un verre par exemple, je pourrais en me concentrant le faire se déplacer. Mais ça ne marche pas, c’est impossible, et la situation résume l’impuissance du jeune âge : on ne décide de rien, les parents imposent tout ce qu’il y a à faire, ils disent que c’est l’heure de manger, de se coucher, etc. Enfant, on n’a aucun impact, et c’est terrible. On aurait envie de disposer d’un pouvoir qui nous permette de peser un tant soit peu sur l’existence. Ce qui fait que les facultés surnaturelles dans le film trouvent leur source dans la vérité de la psychologie enfantine, elles ne sont pas qu’un concept que j’aurais plaqué sur l’histoire.

J’ai lu plusieurs commentaires sur Internet de gens qui ne supportent pas que le film montre des enfants se livrant à des actes cruels. Qu’auriez-vous à répondre à ces critiques ?

Il m’est arrivé d’échanger avec des spectateurs qui me faisaient ce genre de remarque. Je pense que cet aspect du film les dérange parce qu’ils se reconnaissent là-dedans, et on ne se sent pas très à l’aise quand on se rappelle avoir éprouvé ces pulsions — et je pense qu’on en a tous fait l’expérience. Concernant la violence du film, elle est à mon sens très différente de celle qu’on peut voir, par exemple, dans des séries à la télévision. Il m’est arrivé de tomber sur des histoires qui débutent avec des meurtres ou des viols d’enfants, une violence gratuite qui n’a qu’un but, celui, réactionnaire, de provoquer la haine du public et son envie de voir le coupable non seulement châtié mais tué. Je n’aime du tout ça, c’est hyper malsain. La violence de mon film n’a rien à voir : il fallait que l’histoire aille jusque-là pour traiter le thème et aller jusqu’au bout de ce que je voulais raconter.

Propos recueillis en janvier 2022 au 29ème Festival du Film fantastique de Gérardmer.

Photo d’Eskil Vogt © Pascal Gavoille

Grand merci à Molka Mhéni et Zvi David Fajol de Mensch Agency pour l’organisation de cet entretien.

La chronique du film est à lire dans notre compte rendu du Festival de Gérardmer 2022. À découvrir également, notre interview avec la réalisatrice Hanna Bergholm, Grand Prix 2022 du Festival de Gérardmer pour son film Egō.

Sortie de The Innocents dans les salles françaises le 9 février 2022.