La rumeur d’un projet de remake de Suspiria, titre emblématique du fantastique italien et de la filmographie de Dario Argento, a couru longtemps parmi les cercles de cinéphiles et dans les pages de la presse cinéma. La raison d’être d’un tel film était tout sauf évidente, pourtant Suspiria, version 2018, est aujourd’hui une réalité, et l’œuvre est là, sur nos écrans. Passé la découverte, les avis éclairés ne manquent pas, certains montrent les crocs, d’autres sont emballés. Pour entrer dans la sarabande critique, pas d’autre solution, semble-t-il, que de choisir son camp. Une évidence s’impose : on a le droit de vénérer le joyau d’Argento et d’apprécier à la fois à sa juste valeur sa relecture lugubre signée Luca Guadagnino…

L’idée de déplacer l’intrigue de Fribourg à Berlin est excellente : nous sommes toujours en 1977 (l’année de tournage du Suspiria original), mais dans une (ex-)capitale germanique en pleine grisaille, mutilée par le « Mur de la honte » et asphyxiée par l’atmosphère délétère de ce qu’on appela l’Automne allemand. Radio et télévision ne parlent que des exactions terroristes de la Fraction Armée Rouge, et lorsque l’histoire débute, le président du patronat allemand, suspecté de passé nazi, vient d’être enlevé par la « Bande à Baader ». Voilà pour l’ambiance, alors que Susie (Dakota Johnson) débarque de son Ohio natal afin de postuler pour une entrée dans l’école de danse de la compagnie Markos. L’établissement de prestige, dans la partie Ouest de la ville, est dirigé par la grande chorégraphe Mme Blanc (Tilda Swinton), hiératique, exigeante. Dès son audition, Susie l’Américaine se paye le luxe de taper dans l’œil de la patronne, pourtant pas du genre à se laisser charmer, d’autant que, comme les autres enseignantes, Blanc est une sorcière.

La reconstitution de l’atmosphère berlinoise des Années de plomb est fascinante. Tandis que le film de 1977 revisitait l’univers des contes de fées à la façon d’un récit d’horreur aux couleurs saturées, ce Suspiria 2018 tranche par son approche hyperréaliste : de mémoire de cinéphage, il faut peut-être remonter à 10 Rillington Place (1971) de Richard Fleischer pour admirer des décors d’intérieur d’un ordinaire poussiéreux aussi artistement agencé. Et quand la caméra s’aventure au-dehors, l’Allemagne urbaine qu’elle nous fait entrevoir est très semblable à celle qu’ont pu refléter les films de Rainer Werner Fassbinder. Luca Guadagnino ménage plusieurs clins d’œil au cinéaste bavarois, en employant la comédienne Ingrid Caven (une des ex-épouses de Fassbinder) et en misant sur un casting entièrement féminin, ainsi que le fit R.W. dans son film de 1972 Les Larmes amères de Petra von Kant. Des références très arty, et un parti pris donc un peu prétentieux, mais le cachet lugubre de l’esthétique du cinéma social des seventies (hormis quelques éclats rouge sang, l’image est lavée de toute couleur primaire) convient à merveille à l’ambiance satanique distillée dans les salles de répétition, les couloirs et les pièces secrètes du repaire de sorcières.

Étonnament, Luca Guadagnino met en évidence un manque du film d’Argento, à savoir des scènes de danse. La « Tanz Akademie » de Freiburg-im-Brisgau n’était somme toute qu’une toile de fond justifiant une longue galerie de personnages féminins (et les amateurs de gialli savent les cinéastes de genre italiens friands d’intrigues à sensations derrière les façades des pensionnats). Il en va autrement sous la houlette de Guadagnino, les scènes de ballet étant à présent primordiales. L’audition de Susie est un premier épisode chorégraphique intense, le suivant, plus long, sera monté en parallèle avec une scène de torture (!). Enfin, le dernier acte de l’histoire réserve un long spectacle de danse contemporaine, de toute beauté, exécuté devant public, qui assimile la chorégraphie à un art sorcier où l’envoûtement de l’audience passe par le long cheminement vers la maîtrise absolue du corps, de ses limites, douleurs et torsions. Dakota Johnson aurait suivi deux ans de formation chaussons aux pieds pour acquérir la perfection du geste… Un degré d’implication typique des comédiens américains, qui apporte au film une plus-value indéniable, artistique et sexy.

Malgré tout, mûri des années durant (le projet fut à vrai dire lancé au début de la décennie 2000), le scénario a sans doute souffert de son interminable gestation. Trop riche, trop ambitieux, le script veut que les sorcières mijotent en coulisses une sombre affaire de possession, mais il ambitionne surtout d’élever l’œuvre au-delà d’une « simple » catégorisation de film d’épouvante, entre autres grâce à un personnage de psychanalyste âgé qui fait le lien entre l’Allemagne du Mur et celle du Troisième Reich. Aux manigances des harpies s’ajoute l’horreur d’un passé historique criminel impossible à liquider pour la société allemande. Ce pan du scénario permet à l’interprète-vedette du premier film, Jessica Harper, de faire une apparition (dans le rôle de l’épouse dudit psychanalyste, déportée dans les camps pendant la seconde guerre), mais il n’apporte rien qu’on ne sache déjà de l’époque et contribue surtout à porter le métrage à une durée de plus de deux heures et demie. Un montage d’une longueur excessive, comme un péché d’orgueil de la part de Guadagnino, avec de nombreux temps morts qui pourraient dissuader les moins endurants d’entre nous de renouveler l’expérience plus tard, une fois le film disponible en vidéo. Dommage pour les excès graphiques cauchemardesques de la conclusion, impressionnants mais qui arrivent du coup bien tard, et tant pis également pour notre compatriote Sylvie Testud, qui mérite qu’on parle un peu d’elle car la comédienne dut se réjouir à l’idée de prendre place parmi une assemblée de sorcières (en a-t-on seulement déjà vu dans le cinéma français ?). Hélas, malgré les 152 minutes de la projection, la pauvre n’est que peu exposée, son rôle muet derrière de grosses lunettes relevant de la pure et simple figuration.

Film sorti le 14 novembre 2018.