L’histoire…
Lors de la visite de la base militaire de Southgate, le président des Etats-Unis et son escorte sont assaillis par un groupuscule terroriste. Sans l’intervention aussi extérieure que mystérieuse d’une « ombre », cet attentat se serait certainement soldé par un échec total. En tant que responsable du service de protection rapprochée du chef d’état, Kevin Nivek est révoqué de ses fonctions. Il est pourtant évident que cela le dépasse complètement. Nivek décide alors d’entreprendre des recherches de son côté. Mélida Chapman, son amie intime, est la seule à pouvoir l’aider. Médecin légiste au Pentagone, c’est elle qui est chargée d’autopsier le corps d’un cadavre non-humain retrouvé dans les décombres de l’incendie. Pour Nivek, tout ceci n’est qu’une mise en scène pour cacher des enjeux aux ramifications plus complexes. Et de grands hommes politiques semblent mêlés à ce terrible complot. Avec l’aide de l’Ombre, mystérieuse tueuse d’élite, de son maître et ami, Joshua, et de Graham Gallagher, professeur et médium, Nivek se lance à la poursuite de la vérité, sur les traces de créatures que l’on nommerait stryges…
L’homme est-il prêt pour savoir?

Khimaira: Dans la collaboration avec Corbeyran, vous êtes le premier a avoir donné un aspect visuel aux stryges. Sur quoi vous êtes vous basé pour les représenter et quels éléments avez-vous voulu faire ressortir?
Richard Guérineau: L’idée de départ, c’était de ne pas basculer dans le grand guignol. Il fallait absolument éviter de jouer la carte du monstre de série B grimaçant, toutes griffes dehors. Les stryges ne sont pas des créatures horrifiques mais des êtres mystérieux à l’attitude hiératique, d’une monstruosité empreinte d’une certaine noblesse. Visuellement, en dehors du fait qu’ils soient très peu visibles au début, il était nécessaire de ne pas accumuler les détails trop caricaturaux. Le simple fait qu’ils soient ailés et d’une taille hors du commun suffit à les rendre monstrueux. Nous avons fait le choix d’éviter la représentation spectaculaire, au risque de frustrer certains lecteurs, et de les montrer de manière progressive et morcelée, ce qui, je crois, leur a donné un aspect beaucoup plus inquiétant.

K: L’influence première de cet univers est issue de l’oeuvre de Lovecraft. Dans vos activités professionnelles annexes à la BD, vous illustrez les couvertures de certaines rééditions d’oeuvres de Lovecraft. Lovecraft fait-il partie de vos auteurs fétiches? Si oui, qu’est-ce qui vous plaît dans son oeuvre? Est-ce lui qui vous a amené au fantastique?
R.G.: Le fantastique et ses sous genres, horreur, épouvante, mettent l’accent de manière métaphorique sur des angoisses existentielles propres à tout individu. Dans le récit, ces angoisses vont s’incarner dans diverses créatures ou phénomènes surnaturels. Elles se transforment alors en une émotion concrète et tangible, la peur, qui a un objet et une cause
identifiable contrairement à l’angoisse. Le lecteur/spectateur peut donc trouver dans les métaphores du récit fantastique des résonances à ses propres angoisses et éventuellement des solutions ou des réponses rassurantes, même s’il sait que tout ça n’est pas vraiment réel. Ce qui m’a séduit chez Lovecraft, c’est qu’il donne très peu de réponses et encore moins de solutions. Si l’on veut appréhender le mythe de Cthulhu dans son ensemble, alors il faut lire le plus possible de nouvelles et reconstituer le mythe à la manière d’un puzzle dont les pièces sont éparses. C’est cette méthode que nous utilisons pour bâtir le mythe des stryges.

K: Vous alternez une approche plutôt classique de la mise en page qui laisse prédominer le scénario avec une approche très cinématographique au niveau des plans, des cadrages, du rythme, des points de vue. Expliquez-nous cette combinaison.
R.G.: Que ce soit sur le plan du scénario ou de la narration, tout doit être discuté entre scénariste et dessinateur, sans quoi l’alchimie risque de ne pas fonctionner. Paradoxalement, les choix narratifs dans le Chant des stryges ne sont pas directement influencés par le cinéma dominant qui ne vise aujourd’hui que l’effet spectaculaire. Je n’ai pas cherché à produire de l’image tape-à-l’oeil, à en mettre plein la vue. Concrètement, il s’agit de revenir à l’essentiel du langage cinématographique, de créer mouvement et dynamisme par de la « mise en scène » pure (cadrages serrés, points de vue simples mais multiples, « montage » de plans courts et rapides alternant avec des moments d’accalmie, rythme syncopé, un truc rock’n’roll, quoi!). Cela aboutit à un certain classicisme dans la mise en page qui se trouve être plutôt sobre. La référence en matière de sobriété étant Clint Eastwood (en tant qu’acteur, il a même réussi à faire croire que tous les autres surjouaient!).

K: On retrouve aussi quelques références cinématographiques dans la représentation de certaines scènes (Carpenter, John Woo,.) ou de certains personnages (X-files, Pulp Fiction,.). Dès le début y avait-il une volonté de faire du Chant des stryges un BD d’action « à l’américaine », un thriller?
R.G.: Il est évident que le Chant des stryges évoque par certains aspects les thrillers d’action américains mais je pense que si la BD était transposée au cinéma, nous serions plus proches formellement de Carpenter que de Ridley Scott. Quant aux clins d’oeil, ils servaient simplement à créer une petite connivence avec le lecteur, mais j’en use de moins en moins car il me semble que ça détourne l’attention de l’histoire dans laquelle on est plongé.

K: Comme dans X-files, pensez-vous aussi qu’on (le gouvernement, etc.) nous cache des choses? Les mythes rejoindraient-ils la réalité?
R.G.: Je ne crois pas qu’ « on » nous cache des choses, je crois qu’ « on » se contente d’orienter notre point de vue pour nous faire accepter une réalité qu’ « on » aura pris le soin de bien déterminer à l’avance. Quant aux mythes, ce sont des tentatives particulières d’expliquer le monde, les origines. Ils renvoient à des questions fondamentales que l’homme se pose à travers d’ autres disciplines comme les sciences humaines, les mathématiques ou la physique quantique. Les mythes sont des interprétations fictives de la réalité qui peuvent paraître fantaisistes mais qui ont toujours des fondements réels. Que ce soit au travers des mythes ou de la science, la compréhension du monde passe par de multiples grilles de lecture. Ne choisir qu’un seul point de vue donne une vision forcément réductrice.

K: Est-ce le cinéma qui vous inspire le plus pour le physique de vos personnages ou vous cherchez l’inspiration dans tous les types de médias?
RG.: L’inspiration ne joue pas un grand rôle dans la création d’un personnage, celui-ci est le résultat de multiples recherches graphiques. En réalité, c’est le rôle et le comportement du personnage dans le récit qui va induire sa morphologie, mais l’inverse est vrai aussi : plus le personnage s’affine graphiquement, plus il prend d’épaisseur au fil du récit.

K: Il y a un contraste entre le personnage de l’Ombre, très mystérieux, et les autres personnages, plus réalistes. Comment avez-vous construit l’Ombre? Ce personnage a-t-il un nom?
R.G.: Ayant pris le parti de lui laisser son aura de mystère tout au long du 1er cycle, elle s’est plus ou moins construite en autonomie et a probablement échappé à notre contrôle à plusieurs reprises. Cela dit, nous allons nous ressaisir dans le second cycle, nous allons la soumettre à notre volonté, la rendre plus humaine et plus vulnérable. Il n’est pas question que ce personnage nous tienne tête plus longtemps! Nous allons même dévoiler son nom.

K: Dans vos précédentes BD, vous étiez à la fois dessinateur et coloriste. Pour le Chant des Stryges, vous passez le flambeau d’abord à Isabelle Merlet, ensuite à Ruby. Pensez-vous un jour reprendre en main la réalisation des couleurs, pour le Chant des stryges ou d’autres séries futures?
R.G.: Pour l’instant, je suis très loin d’avoir exploré toutes les possibilités du noir et blanc. Mais la possibilité qu’une histoire nécessite que je reprenne la couleur en BD n’est pas exclue.

K: Les stryges sont-elles vos créatures préférées dans le bestiaire fantastique? Y a-t-il un autre genre de créature que vous aimeriez dessiner ou qui vous fascine?
R.G.: Toutes les créatures fantastiques me fascinent à des degrés divers. Ce n’ est pas la représentation visuelle qui est essentielle, c’est le contenu, la métaphore. C’est ce qui crée le lien entre scénariste et dessinateur et le point d’ancrage d’une bonne collaboration.

K: Quelle est la qualité première de Corbeyran en tant que scénariste?
R.G.: Il fonde la collaboration sur des liens amicaux, ce qui nous amène à son principal défaut : il me bat trop souvent au ping-pong et à la pétanque.

K: Un conseil pour un jeune dessinateur?
R.G.: A trop vouloir donner de conseils sans question précise, on devient vite un donneur de leçons!

K: Vos projets ou vos envies dans la bande dessinée?
R.G.: En parallèle des stryges, je travaille sur un autre thriller fantastique faisant référence au mythe du loup-garou, à docteur Jekyll et mr Hyde, à la momie (celle de Karloff), aux tueurs en série et se déroulant en Europe dans un futur très proche. Il s’intitule Le syndrome de Hyde et devrait sortir début 2004. Quant à mes envies, en vrac : adapter Si ce monde vous déplait.. de Philip K. Dick, faire de la BD avec 90% de surface noire, trouver un équivalent graphique à l’album de Pascal Comelade Psychotic music hall et peut-être me faire greffer deux bras supplémentaires pour concrétiser le tout.