Ring et Dark Water: deux films chers aux amateurs de fantastique. Outre leur fabuleux réalisateur, le Japonais Hideo Nakata, ces films ont pour point commun d’avoir connu un remake américain. Des hommages plus ou moins réussis, reflet de l’engouement que l’on a pu observer ces vingt dernières années pour le cinéma asiatique: le mystère oriental a envahi nos écrans avec les mangas et s’impose aujourd’hui à travers ses polars, ses films contemplatifs ou… son fantastique.

Mêlez une cuillère de symbolisme…
Le fantastique asiatique semble avant tout renouer avec la fonction d’origine du genre: en bouleversant le quotidien par l’intrusion d’un imaginaire (horrifique), il offre une source de réflexion sur la société, ses angoisses et ses questions. Cette volonté se construit au cinéma dès l’apparition d’un personnage phare: Godzilla. Surgi des eaux en 1954, symbole du traumatisme japonais lié aux explosions nucléaires, il sera à l’origine de tout un genre, le kaiju eiga, peuplé de monstres en latex démolissant des villes de carton, avec une poésie et un humour souvent mal compris – Roland Emmerich en a offert la preuve en 1998 avec son remake tenant plus du délire visuel que de la satire, où Godzilla est devenu une sorte de T-Rex mutant d’un vide abyssal. Le Sud-Coréen Bong Joon-Ho prolonge et sublime le genre avec The Host (2006), formidable comédie-thriller horrifique et écologique, où un monstre jaillit des profondeurs de la rivière Han – lieu très fréquenté de Séoul et synonyme, pour ses habitants, de calme et de sécurité – et bouleverse la vie de la famille Park en enlevant la petite Hyun-Seo. Si Godzilla était le miroir d’un peuple meurtri, The Host charge avec insolence et inventivité les pollueurs et l’arrogance des États-Unis, tout en proposant une incursion à la fois drôle et dramatique dans la vie d’une famille coréenne.
 
 
Que ce soit à travers le kaiju eiga ou le yurei eiga (le « film de fantômes », genre qui se développa en parallèle du premier dans les années cinquante), le fantastique asiatique réinvente les symboles, détourne et déstructure le quotidien pour y projeter les tourments d’une société hantée par sa modernité: est-il étonnant que ce soit l’Asie qui s’illustre dans ce domaine, elle dont l’imaginaire est tant marqué par des contes de fantômes ? De Ring à The Grudge (Takashi Shimizu, 2003), en passant par Trois histoires de l’au-delà (film à sketches de Kim Jee-Woon, Nonzee Nimibutr et Peter Ho-Sun Chan, 2002), Bunshisaba (Ahn Byung-ki, 2004) ou Gemini (Shinya Tsukamoto, 2000), la tendance est la même:décrire une société asphyxiée par la rapidité de ses mutations, en utilisant des figures du folklore – Sadako, dans Ring (1998), est un parfait décalque de l’image héritée des récits populaires – ou de contes – Deux Sœurs (2003) est l’adaptation d’un conte populaire coréen – pour forger des fables modernes, aussi intimes qu’angoissantes. Ainsi, Dark Water (2001) propose une immersion dans un cercle familial éclaté, une réflexion sur les sentiments unissant une fillette et sa mère, et relate la noyade de cette dernière dans son propre quotidien – l’eau, véhicule par excellence du spectral. Les fantômes de Kaïro (2001) de Kiyoshi Kurosawa sont le reflet d’un désespoir lié à une solitude urbaine que les mirages de la communication via internet ne parviennent pas à effacer. La jeune photographe et victime du trop contesté Ab-Normal Beauty (Oxide Pang, 2004) nous renvoie à notre fascination pour le morbide. Le moindre lieu – de l’immeuble de Dark Water aux lycées de Whispering Corridors (Park Ki-Hyung, 1998) et Memento mori (Kim Tae-Yong, 2002) –, le moindre objet est alors investi par l’imagination des scénaristes: K7 vidéos (Ring), téléphone portable (The Phone, Byeong-Ki Ahn, 2002 ; La Mort en ligne, Takashi Miike, 2004), internet (Kaïro), cahier (Death Note,Shusuke Kaneko, 2006), raviolis (Nouvelle Cuisine, Fruit Chan, 2005)jusqu’aux chaussures, avec la formidable adaptation d’un conte d’Andersen, The Red Shoes (Kim Yong-kyun, 2005).
 
 
… à deux doigts d’horreur et de poésie
C’est sans doute là la particularité majeure de ce cinéma: cette ambivalence entre violence absurde et poésie dérangeante, qui fait monter la peur dans le cœur du spectateur jusqu’à l’asphyxier. Les sources de cette angoisse naissent moins de l’inconnu que de quelque chose que l’on attend et redoute, et qui finira par nous être imposé: la démarche de poupée désarticulée de Sadako dans Ring ou des fantômes de Kaïro, la dernière demi-heure nerveuse d’Ab-Normal Beauty, la cascade de violence de Battle Royale (Kinji Fukasaku, 2000)… La peur se construit de façon diffuse à travers des images-poèmes, comme dans L’Île (2000), où Kim Ki Duk nous entraîne dans un étrange univers d’hôtels lacustres dirigés par une femme à la beauté et à l’érotisme insaisissables. Quand elle n’est pas suggérée, la violence y est au contraire délivrée avec un sens remarquable de l’absurdité, de l’extrême et du chaos. Ainsi en est-il des univers de Takashi Miike, qui repousse les limites du supportable dans Audition (1999) ou le déconcertant Visitor Q (2001), ou de Tsukamoto: Tetsuo (1989), véritable OFNI, nous présente les tribulations trash d’un homme se métamorphosant en mutant constitué de particules métalliques provenant des déchets de la société. Quand Kafka rencontre l’univers complètement barré de Tsukamoto, le résultat est d’un surréalisme terrifiant et agressif. Pourtant, quelques exceptions flottent çà et là: les poétiques et drôles Histoires de fantômes chinois (1987) de Ching Siu Tung ou le déjanté Versus (2000) de Ryuhei Kitamura offrent un fantastique où l’horreur est poétisée ou esthétisée à la façon d’un jeu vidéo.
 
 
… saupoudrez de trois zestes d’esthétisme…
On touche alors au cœur de ce qui nous fascine dans ce cinéma: l’esthétique, le renouveau de la mise en scène, de la photographie, de l’utilisation du son et de l’image en général. Qu’ils soient imprégnés d’une lenteur contemplative ou inspirés par la publicité, les mangas et les jeux vidéo, les réalisateurs asiatiques repoussent toujours plus loin les possibilités de l’image: les frères Pang mettent ainsi à profit leur passé de coloriste et de monteur pour fournir un travail léché, ciselant avec talent des bijoux visuels tels The Eye (2002) ou Ab-Normal Beauty. Il s’agit de rendre l’horreur plus attirante et fascinante, de sculpter le support du récit jusqu’à lui offrir une grâce aussi intense qu’insoutenable, de renouveler et de dépasser les contraintes du genre pour créer l’univers le plus proche, le plus intime possible. En effet, que serait Sadako sans les horribles grincements qui l’accompagnent, sans cette texture si particulière de la vidéo qui l’enferme ? Memento mori offre un sublime condensé de cette quête:plus que la reconstitution d’une histoire d’amour trouble entre deux lycéennes, nous assistons à la quête d’un regard, d’une lumière. Le montage s’effrite pour rendre palpable la présence des fantômes et des angoisses des protagonistes, la photographie se métamorphose pour capturer la déliquescence d’une âme adolescente et d’un système scolaire, jusqu’à créer une merveille à mi-chemin entre Virgin Suicides de Sofia Coppola et Heavenly Creatures de Peter Jackson. De ces images d’une cruauté poétique renversante s’élève une sensation violente de désespoir qui terrasse le spectateur.
 
…et dégustez !
Le fantastique asiatique ouvre donc de nouvelles voies pour conter les facettes obscures et les angoisses de la modernité. En renouvelant un folklore que nous ne nous sommes encore que trop peu approprié, en faisant exploser les contraintes du genre par une quête esthétique d’une créativité constante, il nous entraîne au royaume des frissons. Continuons alors à regarder « sans crainte » vers l’Asie, et plus particulièrement la Corée du Sud et le Japon: leur inspiration et leur originalité nous promettent d’autres perles de terreur et d’horreur.