Difficile d’admettre qu’un nouveau film signé d’un grand nom du fantastique européen tel que Jaume Balagueró puisse ne pas connaître une distribution au cinéma en bonne et due forme. C’est pourtant bien ce qui s’est produit avec Muse, sorti chez nous en catimini fin 2017 dans une combinaison de salles ridicule. Le dernier titre en date du réalisateur catalan des excellents Fragile, Malveillance et du fameux [Rec] nous tend les bras pour une séance de rattrapage en vidéo.

Adapté d’un roman espagnol de Juan Carlos Somoza (La Dame n°13, paru en 2005 chez Actes Sud), Muse suggère ses racines littéraires dès l’affiche originale du film où, en guise de slogan, figure la célèbre citation de l’Enfer de Dante, « abandonnez tout espoir vous qui entrez ». Des mots que le roman lui-même plaçait en exergue, avant de nous plonger dans l’histoire d’un universitaire miné par le deuil de son grand amour, Beatriz, dont le prénom est un autre clin d’œil à l’œuvre de l’Alighieri. Pour les besoins de la production, Balagueró et son coscénariste Fernando Navarro ont déplacé l’intrigue de l’Espagne à Dublin. Le professeur Samuel Solomon (Elliot Cowan) s’enfonce dans l’alcoolisme et la dépression après le décès de sa bien-aimée, une étudiante espagnole (Beatriz, donc). Une première descente aux enfers avant qu’un cauchemar récurrent épouvantable, dans lequel il voit une femme être assassinée, ne vienne hanter chacune de ses nuits. Soudain, un reportage sur une chaîne d’info locale lui apprend que l’homicide vient réellement de se produire dans une villa ancienne de la capitale irlandaise…

L’idée qui sous-tend toute l’intrigue n’est franchement pas mal : les fameuses muses de la mythologie existent bel et bien, elles ne sont pas toutes très sympathiques, donnent volontiers dans le meurtre sacrificiel, et le pauvre prof endeuillé va les trouver sur son chemin. Aidé d’une collègue, Susan (Franka Potente), et de Rachel, une stripteaseuse moldave (Ana Ularu), Solomon se lance dans une périlleuse enquête dont les indices vont le jeter entre les griffes des marâtres, dignes des illustres « mater » des films de Dario Argento — les chefs-d’œuvre Suspiria, Inferno et le moins réussi La Terza Madre. Différence notable : les parques de Balagueró distillent leur venin non dans des chaudrons de sorcières ou d’alchimistes, mais dans l’oreille des poètes, à qui elles susurrent des vers au pouvoir magique. Gare à certaines rimes de Shakespeare, Dante et consorts : prononcées à la légère, les plus belles images poétiques peuvent avoir des conséquences à s’en mordre les doigts !

Balagueró s’est amusé à reproduire l’ambiance lugubre de ses premiers films, La Secte sans nom et Darkness, aidé en cela par le climat humide de l’Irlande. Le film est très beau, avec beaucoup de cachet, quand bien même les décors traversés par les héros ne soient pas toujours d’une stupéfiante originalité (la villa de l’assassinat, mentionnée plus haut, est une demeure à l’ambiance ésotérique comme on en a déjà vu beaucoup, et une des scènes finales nous balade dans un énième sanatorium désaffecté). L’intrigue, simplifiée par rapport au roman, n’est pas non plus toujours d’une grande clarté, comme si, en réduisant le nombre de pièces du puzzle, Balagueró avait eu du mal à les faire s’imbriquer toutes correctement. Reste qu’on ne s’ennuie jamais, que le comédien Elliot Cowan est très bon dans son rôle de bougre tourmenté, et on est aussi ravi de le voir côtoyer un casting de première classe et largement féminin (outre l’Allemande F. Potente et la troublante Ana Ularu, on retrouve Joanne Whaley, jadis épouse de Val Kilmer, qui, depuis ses premiers rôles au cinéma, notamment dans Willow, a mené une riche carrière en passant toutefois à côté du vedettariat). Du côté des hommes, Christopher Lloyd vient faire une panouille l’espace de deux ou trois scènes où il n’a aucun mal à être convaincant en ermite bourru et énigmatique.

Muse est disponible en DVD, blu-ray et VOD depuis le 3 avril 2018.