Plus que son théâtre, le grand dramaturge Michel de Ghelderode aimait ses contes. Ce maître des lettres françaises de Belgique nous plonge, à travers les contes de Sortilèges, dans son propre univers. Un univers maudit, dans lequel l’auteur nous livre ses peurs et ses angoisses, ses confessions et son âme. Ce recueil nous livre douze contes noyés dans une atmosphère crépusculaire qui éveille l’imagination créative de l’auteur.
Mais laissons de côté le dramaturge, comédien et philosophe, et découvrons maintenant plus en détail le conteur.
Michel de Ghelderode, sa vie, son œuvre…
L’auteur naît le 3 avril 1898 à Ixelles, sous le nom d’Adhémar Adolphe Louis Martens. Ses études primaires, il les suit à l’institut Saint-Louis de Bruxelles entre 1906 et 1914. Les trois années suivantes, il étudie l’alto à corde au conservatoire et publie un poème : Femme d’artiste. A partir de 1917, il tiendra la chronique artistique dans Mercredi-Bourse. A vingt ans, il publiera trois autres contes et signera pour la première fois « Michel de Ghelderode ».En 1919, il continuera à écrire contes, romans et articles et il entamera son service militaire. Quittant l’armée deux ans plus tard, il décide de devenir professeur à l’Institut Dupuich. Malheureusement, sa santé très fragile le force à quitter cette école pour devenir vendeur à la librairie Lebègue. Cette année-là, il publie son premier livre imprimé : L’histoire comique de Keizer Karel. La publication de La Halte catholique suivra. En 1923, il change à nouveau d’emploi : il devient employé à l’administration communale de Schaerbeek. Il recevra pour Oude Piet le prix de La Renaissance d’Occident, cercle duquel il deviendra le président en 1924. Il se marie cette même année avec Jeanne-Françoise Gérard, à qui, en 1922, il offre son premier livre. Plusieurs de ces textes seront ensuite adaptés au théâtre vers lequel il s’est tourné. En 1925, il rencontre James Ensor pour lequel il entretiendra une grande admiration. Les années suivantes sont riches en publications : La Mort du docteur Faust, Don Juan, le Massacre des Innocents, Christophe Colomb, Vénus, …
Il sera récompensé pour plusieurs de ses écrits : en 1928, il reçoit le prix du Brabant et le prix Picard, et en 1929, il reçoit le prix Rubens. Ce n’est qu’en 1930, le 12 juillet, qu’il devient officiellement » de Ghelderode « . Une grande partie de ses créations est jouée au théâtre et connaît des diffusions radiophoniques. En 1938, il cesse d’écrire pour le théâtre et redevient conteur. Il écrit alors les huit premiers contes de Sortilèges. En 1940, il rédigera les quatre dernières histoires de ce recueil. L’année 1940 est cependant une mauvaise année. En effet, ses ennuis de santé l’obligent à garder son lit de plus en plus fréquemment. En 1942, il écrit le conte L’odeur du sapin que l’auteur substituera à Eliah le peintre.
L’année 1943 est marquée de la mort de son père et de la sortie des deux tomes de son Théâtre complet, année qui précède celle de la mort de sa mère. A la fin de la Guerre, Ghelderode est relevé de ses fonctions de commis par le conseil communal de Schaerbeek : il est accusé d’avoir servi la propagande nazie par sa chronique radiophonique : Choses et Gens de chez nous. Sa révocation va se transformer, en 1946, par : « pension pour cause de maladie ». Sortilèges connaîtra son édition définitive en 1947. Plusieurs publications et expositions sur l’auteur lui-même viendront agrémenter les années suivantes. Loin d’être inactif, le dramaturge et conteur sera encore récompensé pour ses nouvelles créations et de nouvelles adaptations de ses pièces. Jean Raine et Luc de Heusch rendent hommage à l’artiste en sortant le film Michel de Ghelderode en 1957. A sa mort, le 1er avril 1962, Ghelderode se croit solitaire et oublié. Plus tard, le public saura que l’Académie suédoise envisageait de lui attribuer le prix Nobel 1962 ! Plusieurs rééditions et publications de ses œuvres feront de Michel de Ghelderode, un auteur jamais oublié, …
Les contes de Sortilèges
Ce recueil rassemble douze contes écrit par l’auteur entre 1939 et 1940. Ce livre, à l’atmosphère superstitieuse, marque le véritable univers de Ghelderode. Il aborde plusieurs thèmes récurrents et a valeur de confession. Sortilèges, l’auteur le dédie à James Ensor, à qui il voue une admiration sans égal. Ainsi, les contes de Sortilèges ne cachent pas leurs influences, ne refusent pas leurs parentés.
Plus qu’un récit, sa vie…
Sortilèges peut être considéré comme un autoportrait de Ghelderode. En effet, ces douze contes sont écrits à la première personne du singulier. Il sont donc confidences ou aveux, dans lesquelles l’auteur, sous le narrateur, exprime ses faits passés. On trouvera par exemple, la trace de son enfance catholique sans joie, sa vie d’adulte solitaire ( » L’homme est seul dans la vie ; il l’est au berceau comme il le sera sur son lit d’agonie ; … » (p. 119), sa maladie ( » L’été fut d’une chaleur excessive. (…). Dans ma chambre fermée aux réverbérations, je souffrais (…). Mon mal suivait la marche du soleil et ne finissait qu’à son coucher » (p. 18) ; » La fièvre me grillait doucement et j’avais en moi, couvant, un feu de cendres » (p. 129), ses goûts (la mer, la peinture, Edgar Poe, Baudelaire, James Ensor, Ostende, Bruges,…), ses amis ( » On a des amis, ici-bas, (…). (…) Proper (…) un robuste noireau, ni bavard, ni rieur. » (p.112) ; notons encore l’amitié des animaux : un chien, Mylord dans Le jardin malade, un chat, Mima, dans Rhotomago et l’absence du personnage féminin, pour lequel le narrateur, comme l’auteur éprouve un sentiment fait d’attirance et de répulsion.)
A travers ses contes, c’est aussi sa maison à Bruxelles ou l’Eglise St-Nicolas que nous reconnaissons dans Brouillard et son attirance pour les objet curieux, tel le ludion de Rhotomago ou le ciboire de L’Amateur de reliques (« Mais n’avez-vous pas de rêves, de cauchemars, parmi ces objets étranges qui ont vécu, pouvant contenir des sortilèges et, partant, influencer votre être moral ? », p.71).
La personnalité du narrateur de sortilège peut alors être considéré comme le « paysage intérieur de Ghelderode en cette période de guerre et de maladie ».
La nuit
Après avoir souligné que la chaleur et donc les mois d’été étaient souffrances et hallucinations pour l’auteur, il n’est pas étonnant que son espace temporel privilégié soit le mois de décembre. L’automne marque aussi une période de prédilection, la venue du froid rendant l’atmosphère propice à la sérénité de Ghelderode. La tombée du jour, le brouillard et les pluies automnales sont particulièrement favorables aux angoisses. Le véritable univers des contes de Ghelderode se situe, sans nulle doute, entre la tombée du jour et minuit, heure de la libération. Au crépuscule, l’obscurité envahit le monde. Lorsque la nuit invite au rêve, les portes de l’inconscient s’ouvrent…
La Mort
La mort est un sujet souvent abordé par Ghelderode. A travers les contes de Sortilèges, c’est l’imagination qui va frôler la mort. Dans Voler la mort, la mort est farcée avec beaucoup d’ironie. L’univers de ces récits se caractérise par la désolation et l’abandon, ça sent la Mort. Tout est sombre et semble figé. Les humains y sont rares et la nature sauvage a repris ses droits. Le Jardin malade fait référence à un décor mort, où l’entrée de l’hôtel de Ruescas, bâtit sur un ancien cimetière, » est hostile et pesante comme l’entrée d’un tombeau (p.37). Même les personnages, la dame en gris, Ode et Tétanos, le chat lépreux, semblent des morts vivants, des démons. La maison est malade, elle craque. Le jardin fait périr. L’écrivain ancien, quant à lui, est une histoire qui se passe dans une région dépeuplée. Sortilèges nous fait un portrait d’Ostende sous les fastes du carnaval. Cependant, la narrateur refuse la fête et les masque et s’isole dans ses pensées noires. Il cherche l’évasion, la fuite, par la mer qui exerce sur lui une véritable fascination. De nouveau, la mort est au rendez-vous, le suicide est la porte de sortie de ce monde étranger. Dans Tu fus pendu, c’est bien évidemment la mort par pendaison que l’on découvre. L’odeur du sapin suggère finalement la mort violente et le sacrifice.
Ghelderode a donc le goût de la mort. Il nous emmène, à travers ses contes crépusculaires, dans un univers repoussant de déchéance voué au mal.
Le diable
Le diable est une figure très souvent rencontrée dans cet espace ghelderodien. Un de ses souhaits les plus tenace était d’évoquer le diable et de dialoguer avec lui d’égal à égal. Il désirait cette rencontre si bien évoquée dans Le diable à Londres et Rhotomago. Dans ce premier conte, le diable, Mephisto, se présente sous les trait d’un magicien. « […] Méphisto extrayait subtilement du chapeau un joli petit lapin blanc » (p. 30). Dans le second conte, le diable se présente sous les traits d’un petit personnage capable de prédire l’avenir. (« Je m’appelle Rhotomago, je monte, je descend et je dis l’avenir de Madame !… », (p. 81). Malheureusement pour lui, celui-ci sera pris à son propre jeu, … Différentes créatures sont encore autant de références à des apparitions diaboliques : le chat Tétanos, la pie, le geai, …
Le fantastique de Ghelderode
Le fantastique prend, avec les contes crépusculaires de Michel de Ghelderode, une autre définition. Alors que l’on s’attend à voir surgir, dans notre réalité objective, quelques figures étranges et surnaturelles, tout ce passe ici dans l’esprit du narrateur. Tout est imagination, hallucination. Nous sommes face, le temps d’un soir, à ses hantises personnelles, à une obsession. Cet auteur transforme donc la définition classique du fantastique pour nous transporter dans le fantastique de son propre imaginaire.
Séverine Stiévenart
NB : La lecture effectuée du recueil de Ghelderode fut la suivante : de Ghelderode Michel, Sortilèges, Editions Jacques Antoine, Bruxelles, 1986. Les renvois aux pages faites dans cet article sont donc à reporter à cette édition consultée.