Nominé aux Molières du théâtre musical, La nuit d’Eliott Fall, spectacle typiquement burtonnien de Vincent Daenen, avait déjà ravi les spectateurs du Vingtième théâtre en 2011. Aujourd’hui, L’Hôtel des roches noires, mis en scène par Christophe Luthringer, semble prendre un chemin semblable.

L’histoire est simple. Des fantômes hantent un vieil hôtel en ruine. Incapables de se souvenir, incapable de quitter ce lieu, ils vivent, en huis clos, dans la masure en bord de mer. Une éternité tranquille, jusqu’au jour où Jules, un promoteur immobilier, fait irruption dans l‘hôtel, avec la ferme attention de le transformer en centre commercial. Malheureusement pour Jules, il tombe nez à nez avec les occupants du lieu. Effrayé, il chute et se blesse. Incapable de quitter la bâtisse, il  fait la connaissance des habitants de l’hôtel.

Les fantômes sont surpris. Pourquoi ce simple mortel est-il capable de les voir? Peut-être parce que lui aussi est hanté… Hanté par un souvenir, celui de Louise, sa femme décédée, lors d‘une voltige en trapèze avec lui pour partenaire. Pourtant elle veut s’en aller, elle veut le quitter et être libre, mais voilà, c’est impossible. Louise est contrainte de tenir une distance inférieure à quelques mètres avec Jules, sans quoi, un fil invisible la retient et contraint ses déplacements sur scène. Un élément de mise en scène ingénieux pour jouer, et montrer, un souvenir littéralement coincé dans la tête du protagoniste. Elle est prisonnière de lui, il est prisonnier d’elle. Elle a tout essayé « Le soupire, les pores de la peau, j’ai tout essayé pour sortir », dit-elle non sans poésie.

La spectralité est très justement rendue sur scène. Un décor simple et efficace pour commencer: Un vieux comptoir cassé, un casier à clef, un piano pour la musique, une porte où est projetée diverses images, et surtout, de longs rideaux blancs, déchirés, qui coulissent sur des cintres sans que nul ne les actionne. La pièce commence par des rires et des voix dans l’obscurité. On joue à chat, apparemment. Les rideaux en lambeaux voltigent, probablement agités par les présences invisibles qui jouent à se courser. Puis les fantômes apparaissent, blafards, vêtus de vieux vêtements comme on les aime: robe blanche en dentelle défraichie et corset style victorien pour Caroline, la plus jeune, costume trois pièce pour lord Hopking et Willy …  Bien que cette joyeuse bande de spectres soient complices, ils ne se touchent jamais. Les contacts physiques sont simplement esquissés. Le baise-main de lord Hopkins à Caroline est mimé, sans qu’aucun des deux partis ne se touchent…Pas de corps, pas de contacts possibles…

Les personnages ne nous trompent pas quant à leur nature fantomatique. Dés le début, ils jouent à se remémorer le jour de leur mort, des suicides plus précisément, dans le cas de Lord Hopking, « écrivain raté » tel qu’il se définit, et Willy, l’ancien propriétaire des lieux. Ils fêtent, comme dans Alice au Pays des Merveilles, des anniversaires imaginaires, car, quand on est mort, le temps n’existe plus, mais rien n’empêche de faire la fête.

Seule Caroline ne se souvient plus de sa mort. La date oui, le lieu, oui, mais le comment, le pourquoi… Impossible de se remémorer ces informations. Même son prénom, elle l‘a oublié. Alors, elle rêve. Elle rêve de devenir « un souvenir » car, pour l’instant, elle « n’existe pas ». Si elle-même ne se rappelle pas de sa mort, qui donc peut se souvenir d’elle?

La mémoire, le souvenir, une vraie plaie quand la mort s’en mêle.

Jules ne vit plus depuis le décès de Louise, car il est obsédé par le souvenir de sa femme.  Une femme-souvenir qui aimerait, quand à elle, se faire oublier pour pouvoir quitter ce monde une bonne fois pour toutes. On explore ainsi les différents thèmes métaphysiques sur ce qu’est la mort, la disparition, la trace que chacun veut laisser sur cette terre…  Pour Lord Hopking, cette trace, c’est un roman, inachevé. Un travail d’écrivain qui a finit par le rendre fou et le pousser au suicide. Quant à Willy, c’est suite à la fermeture de l’hôtel auquel il a dédié sa vie, ruiné par la concurrence des grands palaces et par le tourisme de masse, qu’il se donne la mort.

Car ce spectacle nous parle également de notre société. Les grands ensembles, le profit, la consommation à tout prix, sont les meurtriers des rêves et espoirs de simples mortels. William se suicide quand il perd son hôtel. Jules, ancien trapéziste, qui vivait constamment « entre deux mondes », est devenu promoteur pour étouffer les souvenirs, pour ne plus penser qu‘à son argent et à sa société.  Le doux rêveur,  décrit par Louise, se moque bien désormais de la vieille ruine en bord de mer, des chambres avec vue et des lits à baldaquin. Un centre commercial, avec « un Mc Donald à la place de la bibliothèque », voilà ce qu‘il va faire! Ces fantômes seront bien punis! Ils n’avaient pas à être là, dans son hôtel, un point, c’est tout.

Pourtant tout ces fantômes ne demandent qu’une chose… Que l’hôtel ouvre à nouveau. Pourquoi donc? Eux qui n’ont pas de corps, pour qui l’argent est inutile. Ils sont en manque d’histoires, tout simplement. Des histoires de vivants, des histoires d’amour et du son des battements de cœur. Petit à petit, chaque personnage trouve sa solution dans les autres. Caroline qui veut devenir un souvenir, et Louise qui souhaite être oubliée. Lala, chanteuse de camping fraichement décédée, qui regrette de n’avoir jamais connu son père, et William, l‘homme solitaire sans autre famille que son hôtel en ruine. Jules et Caroline, celui qui veut oublier, et celle qui veut se rappeler.Coups de théâtre et émotions, tout est au rendez-vous pour servir les rebondissements de cette fable onirique.  On nous parle du deuil, de la disparition et de la solitude avec un humour décapant et des chansons aussi poétiques que magnifiquement interprétées.

La fin est surprenante. Jules, qui a finit par sympathiser avec ces morts bien plus vivants que lui-même, est tiraillé. Lui, l’ancien trapéziste, est « sur le fil ». Il est aux porte de la mort, et voit ce qu’il l’attend: ces proches disparus, le repos et la sérénité… Mais ce n’est pas si simple d’avancer vers la lumière.

On entend un défibrillateur. Un choc typique des massages cardiaques. On le couvre d’une couverture chauffante. Il n’est pas encore mort. Quelqu’un essaie de le sauver. Il a alors le choix, partir ou rester. Retrouver sa vie, hantée par le souvenir de Louise, ou mourir, et tout oublier.  Que choisira-t-il? Aux lecteurs d’aller voire la pièce pour le découvrir.

Pour prendre cette décision capitale, vivre ou mourir, Jules a besoin de savoir. Ces fantômes salvateurs, sont-ils réels? Bien sure que non! Répondent-ils. Ou bien sure que oui! Selon son choix, à lui.

Quoiqu’il en soit, Louise est libérée. Caroline a recouvré sa mémoire, suite à une révélation détonante.  Lord William est réconcilié avec ses ambitions littéraires. Et Jules, qu’il soit vif ou mort, est sauvé de sa lente dépression.

Alors, fantômes ou fantasmes?

L’hôtel des roches noires, Vingtième théâtre, mise en scène Christophe Luthringer, avec Olivier Breitman, Françoise Cadol, Stefan Corbin, Cristian Erickson, Arnaud Denissel, Gaëlle Pinheiro, Ariane Pirie. Du 1er  janvier 2012 au 4 mars à Paris, puis du 2 mars au 29 avril (prolongation). Tarif plein 24 euros, 12 euros tarif réduit.