Depuis le premier tome paru aux éditions Delcourt en octobre 2006, cette série aux couvertures sépia, fait beaucoup parler d’elle. Il suffit de s’y plonger pour comprendre pourquoi. Un dessin splendide signé Anthony Jean qui depuis ne cesse de courir de dédicace en dédicace et un scénario dense, particulièrement bien documenté, signé Mathieu Gabella. Khimaira a rencontré les auteurs.
 
L’histoire…
1565. La Renaissance… Enquêtant sur la mort de médecins, Ambroise Paré va découvrir l’existence de créatures fabuleuses et avec elle, celle d’une secte dont les membres, assaillis par l’Eglise, tentent de percer le mystère du corps humain.
 
Khimaira : Comment avez-vous rencontré le dessinateur et comment s’est déroulée la phase de présentation du projet aux éditeurs ?
Mathieu Gabella : J’avais les grandes lignes de la Licorne en tête depuis longtemps, et j’avais commencé à les mettre en place, quand j’ai dit à Delcourt que si ils voulaient proposer mes services à un dessinateur, j’étais partant. Ils m’ont montré les dessins d’un talentueux illustrateur yougoslave, je lui ai proposé la Licorne. Le dessinateur n’a pas aimé, mais Delcourt a accroché. Ils m’ont dit qu’ils chercheraient quelqu’un, et ils ont trouvé Anthony Jean, qui sortait tout juste d’Emile Cohl ! Ça a tout de suite accroché. Pour moi, c’était exactement le dessin qu’il fallait. Quant à Anthony, il se retrouvait dans l’univers que je décrivais.
 
K. : On devine que vous avez choisi la Licorne comme la plus puissante des créatures primordiales à cause de son symbole de pureté absolue…
MG : Il y a plein de raisons. D’abord, c’est elle qui joue le rôle le plus important dans l’histoire et l’exploitation que nous en faisons est tout à fait cohérente avec l’imaginaire de la Renaissance, et l’histoire des sciences puisque la corne de licorne a été au centre d’une polémique à laquelle participait Paré : on croyait à son existence, et on pensait que les dents de narval étaient des cornes, et qu’elles pouvaient servir d’antipoison. Ensuite, bien sûr, c’est un des animaux légendaires les plus connus, elle fait partie de l’élite du bestiaire fantastique. De plus, c’est aussi la seule à avoir été « officiellement » rejetée de l’Arche, et comme nous avons, nous, décrété que tous les animaux fantastiques s’en étaient fait éjectés, elle devenait leur chef pour avoir été la seule à rester dans les mémoires. Enfin, c’est le sujet principal de la tapisserie !
 
K. : Votre représentation des Primordiaux est très particulière et originale. Est-ce un choix du dessinateur ou y avez-vous travaillé ensemble ?
MG : J’ai défini un cahier des charges, mais le gros du boulot est fait par Anthony. A l’origine, je voulais tout faire pour que les Primordiaux, outre leur rôle dans l’intrigue et leur interaction avec la médecine et les médecins, soient vraiment intégrés dans l’environnement. Et il fallait, de toute façon, en fournir une vision nouvelle. Donc, j’ai imaginé les représenter comme des puzzles anatomiques, des montages de muscles reconstituant les silhouettes que nous avions en tête, avec, bien sûr, les pouvoirs inscrits dans l’imaginaire collectif : le bec et le jet de feu pour le dragon, le buste musculeux et la tête de veau pour le minotaure, etc. Mais, une fois ces quelques traits de caractère définis, c’est Anthony qui dessine 90% du boulot d’imagination !
Anthony Jean : Nos monstres doivent avoir un coté déstructuré et improbable anatomiquement parlant, ce qui est très libérateur pour un dessinateur, car je n’ai pas à me soucier de respecter une anatomie existante ! J’en créé une nouvelle en fonction de mes connaissances et de diverses formes qui m’inspirent, je m’occupe essentiellement de leur « look » et de leur masse globale… d’où les insectes et autres vérins hydrauliques…
 
K. : La médecine au 17e flirte avec nombre de théories aussi diverses que farfelues. C’est un moment qui vous passionne tout particulièrement ?
MG : Pas plus que d’autres révolutions scientifiques. Il se trouvait que je voulais raconter une histoire de médecins, et si possible, trouver la période-clé de l’Histoire de la Médecine. A mes yeux, c’est la Renaissance, qui se prêtait d’autant mieux à la bd qu’on ne l’a pas beaucoup exploitée, alors que c’est pourtant une époque très riche visuellement, autant que le Moyen Age, très intéressante à représenter.
 
K. : Vous dites que c’est votre père qui vous a entraîné dans l’Histoire de la médecine occidentale…
MG : Il est médecin, passionné d’Histoire de la Médecine, et passionné de fantastique aussi. Il m’a donné le goût des sciences, et de l’imaginaire. Enfin, il m’a emmené à plusieurs reprises dans un musée d’histoire de la médecine, dans ma ville natale, Rouen ! J’ai été marqué, à l’époque, par l’univers médical et son évolution à travers l’histoire, il y avait une sorte de violence visuelle qui s’en dégageait, et qui, plus tard, m’est apparue comme une excellente matière pour une bd, sur le plan visuel, sans parler des enjeux historiques et scientifiques de l’époque.
 
K. : Le personnage d’Ambroise Paré est fascinant. Ce chirurgien sans formation était vraiment en avance sur son temps. C’est son format hors normes qui vous a poussé à le choisir comme héros ?
MG : Tout à fait ! Un type sorti de nulle part, qui se forme sur le tas, et a autant d’intuitions géniales, et qui en plus ouvre sa gueule, critique, et se fait autant d’ennemis, c’est une mine d’or, pour un raconteur d’histoires ! Si je l’avais inventé, on m’aurait dit « c’est trop facile, la ficelle est énorme ». On me reproche même sa vulgarité ! Pourtant, à l’époque, ils ne parlaient pas comme des golfeurs…
 
K. : Paracelse, Paré, De Vinci… Un sacré casting ! Verriez-vous La Licorne sur grand écran ?
MG : Le casting est venu de lui-même, parce que je m’étais intéressé à la figure de Paré, et que je voulais en faire mon héros. Ayant vu toute la galerie de l’époque, je me suis dit qu’il y aurait un groupe, inévitablement, de même nature que mon héros : des personnages ayant existé, et qui ont marqué cette époque par leur génie, et leur apport aux sciences médicales. Nostradamus et Vinci ne sont pas des guest stars plaquées sur tout ça : ils ont réellement apporté des choses à la médecine et à l’anatomie, Nostredame était médecin ! Pour ce qui est d’un long métrage, on peut toujours rêver. L’histoire perdrait forcément en richesse, on ne peut pas débiter autant d’informations en deux heures qu’en 4 fois 50 pages, mais ce serait très beau et très spectaculaire.
 
K. : Les sociétés secrètes sont-elles plus une nécessité à l’époque pour se protéger plutôt qu’une envie de jouer au mystère ou d’appartenir à une caste d’initiés ?
MG : Les Asclépiades ont réellement existé, mais uniquement pendant l’Antiquité. Ils n’ont pas perduré, c’était plus une école de pensée médicale qu’une secte. Mais, en ce qui concerne les organisations médicales, il y a bien un aspect… sectaire, puisque les médecins, puis les chirurgiens, se sont organisés pour faire perdurer leurs dogmes, leurs pratiques. Leur objectif était bien sûr de garantir une certaine qualité de formation, mais aussi de restreindre le champ d’activité des autres professions, comme les barbiers ou les apothicaires. Entre médecins et chirurgiens, il y a aussi eu de belles batailles…
 
K. : Dans la série, on y voit une opération de la cataracte, une greffe et les 2 pages finales reviennent sur ces opérations ainsi que sur la présentation des personnages historiques… Pour vous, la BD est aussi un moyen d’enseigner des choses, pas seulement un loisir ?
MG : Exact. Pour moi, écrire est d’abord une occasion de se documenter et j’y prends beaucoup de plaisir. Ensuite, cette documentation sert à trouver quelques idées, et peut même être restituée directement, comme ces scènes d’opération. Mais ça ne représente que 2% de ce que j’ai lu. Donc, si j’ai l’occasion de dire d’autres choses, j’en profite. Sinon, je suis un peu frustré… Ce n’est pas l’occasion de faire un cours, mais, au moins, je peux attirer l’attention de certains lecteurs sur des champs d’intérêt auxquels ils n’avaient pas pensés.
 
K. : Vous avez choisi une narration dense. Un choix délibéré ?
MG : C’est d’abord un réflexe, puisque j’ai du faire un travail sur moi-même pour faire « moins » dense. Ou, en tout cas, plus fluide. Mais c’est effectivement, aussi, une volonté. Dépenser 13 euros pour lire une histoire pendant un quart d’heure, comme cela arrive souvent en bd, me frustre énormément. Surtout, sans penser particulièrement au temps, j’estime que bien faire mon travail passe par la recherche d’idées, par un certain foisonnement. Jean-Pierre Jeunet dit que dans ses films, il aimerait insérer « une idée par plan ». Je souscris complètement à cette ambition, même si je ne suis pas à ce niveau. Mais j’essaie d’en avoir le plus possible, je fournis un vrai travail d’imagination. Il faut ensuite faire un tri, et surtout amener plus de cohérence dans le mélange d’idées et dans leur exploitation. J’y ai travaillé, je pense que je m’améliore… mais je sais qu’on me l’a reproché sur le tome 1, et sur d’autres bds !
 
K. :  Le ton des couleurs est original…
Anthony Jean : J’essaye de donner une ambiance lumineuse assez forte à mes scènes, le choix de la couleur est pour moi un réel outil narratif. Elle sert à appuyer par exemple un sentiment d’angoisse, de pression afin lors d’un moment dramatique ou à l’inverse suggérer quelque chose de plus calme, comme un lever de jour au petit matin, pour mettre en avant la colère d’un perso. L’effet « sépia » apporte un coté « vieillot » qui colle très bien à l’aspect historique, un peu comme l’utilisation de filtres dans certains films comme Traffic ou série TV comme les Experts.
 
K. : Cette colorisation est rendue possible grâce à la technique du lavis…
AJ : Il s’agit de mettre en place les ombres et lumières par un lavis d’encre acrylique et des rehauts de blancs. En procédant ainsi, je sépare les problèmes: dans un premier temps, je m’occupe du dessin pur au crayonné, ensuite je vais gérer tous les modelés et les lumières à l’étape du lavis. Une fois cette étape réalisée je n’ai plus qu’à me préoccuper de choisir la bonne couleur au bon endroit étant donné que tout mon travail de valeurs et de modelé a déjà été fait. Cette méthode me permet de garder la trace des coups de pinceaux et d’éviter le rendu un peu froid d’une couleur 100% informatique. Afin de marquer un réel changement dans les ambiances de mes scènes, je varie la couleur du lavis selon la scène: sépia pour les ambiances chaudes, noir et blanc pour les ambiances froides (nuit, neige, pluie, etc.).
 
 
K. : Vos héros voyagent beaucoup… Paris, Milan, Venise. Cela demande-t-il un gros travail de préparation ?
AJ : Chaque ville est différente, a son propre vécu… J’ai essayé de me documenter le plus possible sur l’architecture de l’époque, les intérieurs des maisons, mais ce n’est pas chose aisé, étant donné que la Renaissance est une période de transition où l’on détruit petit à petit ce qui a été fait au Moyen Age pour arriver progressivement à l’architecture que l’on connaît du 17e siècle. Et évidement, il n’y a pas de photos de la maison de monsieur « Tout-le-monde »… Donc en réunissant plusieurs documents, et à force de recroiser les sources, on finit par arriver à avoir une idée plus précise de nos décors. Il est pour moi primordial que l’on ressente une différence d’atmosphère entre chacun des lieux que traversent nos héros. Tout ceci contribue d’autant plus a donner du rythme, visuellement, à notre récit.
 
K. : Pensez-vous être influencé par les artistes que vous admirez comme Claire Wendling ou des dessinateurs comics ?
AJ : Oui, totalement ! (rires). Je ne peux pas le nier, et je peux même en citer beaucoup d’autres comme Lauffray, Berni Wrightson, Angel Medina, Jim Lee, Toppi, Breccia, la liste est longue… mais aussi des peintres comme Rembrandt, Klimt, Turner, ou des plus récents comme Ashley Wood, Kent Williams, Jeff Jone et Phil Ale. C’est en allant voir ailleurs ce qui se fait que l’on se « fabrique » soi même.