Nombre de récits fantastiques se sont intéressés au thème de la métamorphose ou de l’être hybride. Mais presque toujours ces thèmes liaient l’homme à l’animal. Pourtant, depuis l’aube des temps, une certaine fascination de l’homme pour la nature végétale hante ses rêves et quelquefois ses pires cauchemars… L’article qui suit essaye de dresser le portrait d’un fantastique végétal. Nous essayerons de voir sous quelles formes peuvent nous apparaître les monstres verts et autres plantes dangereusement séductrices, voire étouffantes. Tout comme nous tenterons de faire la lumière sur les rapports Homme/Végétal que les fictions fantastiques aident beaucoup à comprendre.
Le Jardin des Idées
La Nature est aujourd’hui inscrite dans nos esprits comme un synonyme de liberté. Dehors, on respire, on est libre de nos prisons de pierre, de briques mais également de nos soucis, nos ennuis quotidiens de citadins, d’hommes d’affaires ou de commerçants. Nombreux sont ceux d’entre nous qui aiment à se retrouver dans un jardin pour y cultiver fruits ou légumes. Le jardin est un lieu en soi paisible. Comme c’est un lieu d’espoir où l’amour peut être magiquement rencontré (Le jardin dans l’île d’Olivier Chateaureynaud). Mais c’est également et étrangement un espace situé entre la maison (vie privée et familiale) et la rue (vie publique). Il est quelque part semblable à un couloir qui n’appartient qu’à nous, un sas entre notre vie privée et notre vie publique. Avoir » un jardin secret » n’est-il pas posséder quelque chose rien qu’à soi, pour soi ?
Le jardin est donc fortement lié à la conscience de l’homme. Par conséquent, on ne s’étonnera pas du grand nombre d’auteurs ayant développé des histoires où le jardin apparaît comme un double inconscient de l’esprit humain. Tel Ghelderode dans Le Jardin malade ou encore André-Marcel Adamek dans le superbe Le maître des jardins noirs, certains auteurs nous expriment ce lien fort qui unit l’homme au monde végétal. Car le jardin ressemble pour beaucoup à un animal domestique avec qui on partage nos sentiments et qui, lui aussi, ressent les choses comme son maître. Le jardin est la Nature domestiquée. La Forêt domestique d’Albert Savinio n’est pas loin…
Mais qui dit » domestiqué » prétend encore qu’il existe du sauvage. Et tout comme l’animal sauvage, la nature sauvage peut se révéler très dangereuse… Ainsi, les humains débarqués sur cette étrange planète (Borva, Pierre Jean Brouillaud) feront la désagréable expérience d’une nature hostile sous la forme de plantes carnivores. Mais en même temps une autre plante leur assurera de vivre grâce à sa sève. Ici encore, une dualité marquante du végétal nous fait basculer sur une incertitude : telle plante donne la vie, telle autre la reprend. Telle fleur tue, telle autre nourrit.
On pourrait croire que la nature apparaît terrifiante à l’homme car son origine est première. Le végétal est apparu bien plus tôt que l’animal, les propriétés des plantes et leurs manières de fonctionner sont étonnantes et multiples. Elles ont une force de vie qui impressionne beaucoup ces pauvres créatures fragiles que nous sommes. Monique Watteau dans La colère végétale développe l’idée de créatures végétales divines, sources de toute vie :
« Car il n’y avait rien de solide dans cet espace coloré. Rien que des lumières en forme de branches, des taches lumineuses comme les poissons des mers chaudes, en forme de feuilles frissonnantes, des soleils en matière de fleur. Des idées de plantes. Tout cela était animé d’une vie extrêmement précipitée, papillonnait, bougeait, s’éteignait ici, se rallumait plus loin… Et au milieu de cet univers en gestation, trois jeunes hommes se tenaient immobiles, et me regardaient ».
Cette préexistence à l’homme exerce sur lui une fascination qui se traduira dans les produits de son imagination, curieuse des choses inexpliquées. Il va sans dire que c’est lorsque l’homme ne comprend pas, est mis face à une aberration ou à une bizarrerie que son imagination est la plus fertile. Prenons pour autre exemple le fait que les esprits de la Nature aient cette faculté de comprendre les plantes. Ce qui nous est impossible. A la limite un dialogue peut s’installer entre l’homme et l’animal. Mais pas entre l’homme et la plante. Pourtant, l’homme n’a de cesse de vouloir parler aux plantes ! Cette relation des plus étranges inspira quelques récits fantastiques qui la dirigeront vers une obsession destructrice. Cette idée se retrouve dans une nouvelle de Maupassant. Un cas de divorce raconte l’histoire d’un avocat qui plaide le divorce pour une femme délaissée par son mari par amour des fleurs ! Jos Vandeloo dans De Croton, nous présente quant à lui une autre forme de rencontre entre l’homme et le végétal. Monsieur H. se voit offrir par un de ses ex-employés un croton, plante exotique qui va envahir sa vie jusqu’à fusionner avec l’homme et le faire disparaître.
Il existe une attirance de l’homme pour cette nature verte, silencieuse, qui l’enivre de ses parfums, de ses couleurs, de sa douceur. Mais gare à ses colères ! Car le jardin paradisiaque se transforme alors très vite en un enfer des plus cruels. Bob Morane, le héros de Henri Vernes, dans La terreur verte peut en témoigner :
« Les orgueilleux immeubles d’acier et de béton disparaissaient sous une végétation luxuriante ; les trottoirs étaient défoncés ; les moindres arbrisseaux s’étaient transformés en arbres et avaient bien souvent emporté avec eux, dans leur croissance folle, des voitures civiles ou militaires qui demeuraient suspendues tels d’étranges fruits mécaniques ».
Il est dangereux de provoquer la Nature car elle possède une force unique où la beauté côtoie de près les dangers les plus mortels. François Schuiten et Benoît Peeters dans leur cycle des Cités obscures nous le démontrent clairement lorsque dans Brüsel, les plantes prennent un malin plaisir à détruire et saccager une ville de béton qui avait voulu les éradiquer purement et simplement.
Et que dire de cette plante diabolique, offerte par pure vengeance par un auteur déjoué à son éditeur. Une plante qui exercera un pouvoir maléfique, exigeant de nombreux sacrifices humains (The Plant, Stephen King). Ici aussi le végétal apparaît dans toute sa force négative, dans toute sa menace vis-à-vis de l’homme.
Femmes plantureuses et plantes féminisées
La Nature revêt bien souvent des traits féminins lorsque nous voulons la représenter. Les artistes de l’Art Nouveau tel qu’Alphonse Mucha présentèrent une série de femmes à la chevelure de lianes ou baignant dans un univers de verdure et de fleurs. Anne Richter dans Un sommeil de plante choisi de raconter l’histoire d’une femme au comportement bizarre mais qui nous aide encore à percevoir un rapprochement femme/plante:
» Voici comment elle procéda : elle prit un vaste pot de grès, un grand sac d’humus. Elle entra dans la vasque, recouvrit ses jambes d’un manteau de terre. Elle disparut jusqu’aux hanches. Comme elle était bien maintenant ! Jamais elle n’avait éprouvé une telle jouissance. Elle avait retrouvé son élément « .
Enfin, si l’on explore les légendes, c’est bien une figure féminine, en l’occurrence la nymphe Syrinx, qui se change en roseau pour échapper au dieu amoureux. Et c’est tout naturellement une fille que Hans Heinz Ewers verra pour jouer le rôle de la Mandragore. Tirant son nom de cette plante légendaire que l’on dit née de la semence d’un pendu (André Ruellan en fera d’ailleurs le titre d’un de ses livres : L’Herbe aux pendus). Les affinités de la jeune fille avec les plantes servent encore ce rapprochement femme/végétal :
» Mandragore cueillit une fleur après l’autre. Elle devait se hisser pour les atteindre ; partout ses bras touchaient les feuilles empoisonnées, pourtant nulle part elle ne fut brûlée « .
Enfin, Clark Ashton Smith liera lui aussi êtres féminins et plantes dans sa nouvelle intitulée Les femmes-fleurs :
» Il y avait là plusieurs dizaines de ces charmantes créatures, dont le corps féminin perlé de rose reposait sur le velours vermillon d’une vague de pétales. Ces pétales s’étalaient sur un matelas de larges feuilles aux tiges épaisses et courtes, profondément enracinées. Les fleurs étaient disposées en cercles irréguliers, formant des parterres de bouquets très compacts en leur centre, mais plus aérés sur les bords «
Le plus souvent, ce rapprochement avec la féminité se traduit par un mélange subtil de séduction et de cruauté. Une cruauté purement prédatrice, voire vampirique. Encore plus que l’animalité, l’état de plante semble obéir à l’instinctif. Et tous les artifices (parfums, couleurs, formes) élaborés par la nature pour séduire d’innocentes proies cachent le plus souvent des armes redoutables et imparables. Et les auteurs fantastiques d’y voir un rapprochement avec les atouts féminins…
Légendes rampantes et créatures hybrides
Dans ces rêves ou cauchemars, l’homme se plaît à découvrir des apparences mixtes, mélangées. Et dans ses expériences scientifiques, il essaye d’accomplir ces rêves étranges. Tel un docteur Moreau, l’homme songe très souvent à des créatures hybrides. Si dans les fictions, ces créatures sont la plupart du temps mi-homme et mi-animal, il en existe certaines qui partagent leur existence entre l’humain et le végétal.
William Hodgson par exemple, dans Les Canots de Glen Carrig nous présente des créatures à la limite de l’animal, de l’humain et du végétal. Lovecraft parle de la Grand-Race comme d’êtres aussi proches du végétal que de l’animal. Et leur manière de se reproduire uniquement grâce à des spores ainsi que leur « sang » vert sont bien des traces de nature végétale.
Bien moins abjectes sont ces femmes-hybrides dans la bande dessinée de Orchidée noire (Neil Gaiman/Dave McKean aux éditions Zenda). Cette BD pleine de poésie pose la question de l’homme et de sa cruauté. En définitive qui est le monstre ?
Autre exemple de créature à mi-chemin entre l’humanité et le végétal : dans la nouvelle Aurora d’Alain Dorémieux, le lecteur découvre une femme qui n’est autre qu’une créature hybride appartenant elle aussi à cette catégorie d’êtres mi-humains, mi-végétaux :
« Avant que la déglutition commence, Wilfrid comprit quel était le sort des amants d’Aurora. Elle avait un système digestif analogue à celui d’une plante carnivore »
Parmi toutes les croyances concernant un être hybride liant humanité et végétalisme se trouve celle de l’Homme Vert. On la rencontre sous diverses formes dans les pratiques folkloriques ou carnavalesques en Europe mais cette légende a également inspiré quelques auteurs fantastiques. En BD, on pense immédiatement à La Maison où rêvent les arbres de Comès. Et en littérature on se plongera dans Sang Impur de Graham Masterton. Un extrait de cette œuvre terrifiante vous en apprendra plus sur ce monstre vert :
« Janek-le-Vert aura le pouvoir de faire pousser les choses, de rendre la récolte bonne. Il lui suffira d’aller de ferme en ferme, de frapper à la porte, et d’offrir de rendre la récolte bonne. L’ennui, c’est que l’arbre dans les intestins de Janek mangera ses intestins, et il aura constamment besoin d’autres intestins afin de rester un homme, au lieu de devenir un arbre. Toujours plus d’intestins! Peu importe d’où ils viennent, du moment qu’il les a. Par signes il fera comprendre au fermier ce dont il a besoin. Il a besoin d’intestins, et il doit les manger alors que la personne éventrée est encore vivante! Vous vous imaginez la scène ? Ainsi donc le fermier a le choix : lui donner des intestins en échange d’une bonne récolte, ou bien supporter les conséquences d’une autre mauvaise récolte ».
Dans ces exemples se trouvent, une fois de plus, inscrite l’idée d’une dualité. D’autant plus forte que nous avons à chaque fois affaire à des créatures doubles, déchirées entre leur part d’humanité et leur part de « monstruosité » végétale.
Au cœur du monde et de ses forêts
Incontestablement, au travers de toutes ces histoires, peintures, bandes dessinées ou films, ce qui transparaît est la recherche d’un lien ou la volonté de le montrer du doigt. Un lien qui unit la Nature sauvage et verte à l’Homme qui tantôt semble en être le maître, tantôt un rival ou encore un disciple. Semblables à la croyance des anciens druides qui étaient convaincus de l’importance des forêts et de la nature, les œuvres fantastiques renouent quelque part avec cette intention de retrouver dans les plantes, les fleurs ou les arbres une communication avec l’homme. Claude Farrère dans L’arbre qui trembla présente des arbres qui vibrent à certaines prémonitions. Dans Une santé de cerisier, Claude Seignolle va jusqu’à nouer la vie d’une femme à la santé d’un arbre. Les Cités obscures de Schuiten et Peeters semblent elles aussi rechercher un dialogue. Blossfeldtstad, Calvani ou Brüsel sont autant de villes où se posent des questions autour du végétal, dans ses formes, dans ses idées, dans ses » messages « …
Enfin, la peinture contribue également à cette envie qui préoccupe l’homme. Une envie de se fondre dans la nature et d’en retirer sa sagesse, sa puissance et sa paix.
On se souvient des œuvres des Têtes composées d’Arcimboldo qui bien souvent donnait à des mélanges végétaux des aspects humains. On pense encore aux gravures effrayantes de Rodolphe Bresdin qui plongeait ses personnages dans des forêts menaçantes.
Plus proche, Séverine Pineaux nous éblouit de ses personnages d’hommes-arbres que l’on retrouve dans plusieurs de ses œuvres. Dernièrement elle a illustré un carnet de voyages appelé Ysambres (limité à 150 exemplaires), qui conte un voyage en forêt d’Ysambre, lieu habité de créatures féeriques à mi-chemin entre l’homme et le végétal, les Sylphes.Le végétal a donc toujours inspiré à l’homme un imaginaire grandiose. Que ce soit sous une forme poétique ou plutôt effrayante (Notons que la découverte de plantes carnivores a beaucoup contribué à un développement d’un imaginaire végétal. On pense immédiatement à la Petite Boutique des Horreurs de Corman ou à Les dieux verts de Nathalie Henneberg). Il n’y a qu’à faire l’expérience de s’arrêter, seul, au cœur d’une forêt et de se laisser bercer par le murmure des arbres. De ces chants de sagesse naissent des images multiples. Transposez cette même expérience au milieu de la nuit, et la forêt deviendra un foyer de menaces. On se souvient de Blairwitch Project. Imagination, sorcière ou quelque esprit sylvestre ? Nul n’a de véritable réponse… La nature est un foyer pour l’imaginaire fantastique ou féerique. L’auteur de La Forêt des mythimages, Robert Holdstock ne s’y ait pas trompé. Dans Le passe-broussaille, c’est bien une forêt qui est le berceau pour mille créatures surgies de notre inconscient. Notons au passage qu’il s’y trouve un être mi-humain, mi-végétal, une sorte de femme-arbustre. L’homme est lié à la Nature, il entretient avec elle des rapports quasi filiaux. Des rapports oscillants entre l’amour et la rivalité. Et l’imaginaire est en première place pour observer ou faire observer ces rapports, il glisse sur le papier l’idée d’un homme hésitant entre le concept du jardin paradisiaque et celui de l’enfer vert.
Christophe Van De Ponseele – 07/2001
Photographies de Séverine Stiévenart