Le fantastique, un univers masculin ? Certains pourraient le penser en remarquant les avancées timides de quelques auteurs féminins. Timides mais combien talentueuses. Dans le monde belge du fantastique rares ont été les œuvres émanant de la gent féminine. Pourtant, nous croyons que deux noms (parmi d’autres) ont le mérite de retenir notre attention : Monique Watteau et Anne Richter.

La première est née en 1929 à Liège. Après des études classiques, elle se lance dans le théâtre, le dessin, le cinéma… En 1954, elle publie son premier livre, La colère végétale qui sera suivi de trois autres romans empli du même mystère : La nuit aux yeux de bête (1956), L’Ange à fourrure (1962) et Je suis le ténébreux (1962).

La nuit aux yeux de bête, empreint d’un certain érotisme, rapporte l’histoire d’une métamorphose animale. Je suis le ténébreux, quant à lui, s’inscrit dans un univers plus scientifique, où se mêlent recherche de l’amour et beauté plastique.

Avant de s’attacher plus particulièrement en ses pages à la présentation des deux autres romans de Monique Watteau, il est intéressant de souligner d’où vraisemblablement son imaginaire bien circonscrit trouve sa source. Il est indéniable en effet que le fait d’avoir épousé l’anthropologue Bernard Heuvelmans, bien connu pour ses étranges travaux, a exercé une très forte influence sur les œuvres de Watteau. Ses voyages en compagnie de son mari en Malaisie, les connaissances de la faune et de la flore de pays aussi éloignés, les légendes relatives aux animaux mythiques… Une véritable corne d’abondance pour sujets fantastiques !

Ainsi, pour prendre l’exemple de L’Ange à fourrure, c’est la récurrence de la présence d’un animal mythique dans les légendes des indigènes de Sumatra que remarque Bernard Heuvelmans. C’est ce même animal qui s’inscrira en héros dans le roman de Monique Watteau. « Le Singe-Soleil, c’était du feu. Un grand feu rouge, et qui marchait. En même temps c’était un singe, et en même temps un dieu » révèlent les indiens Motilone au groupe de scientifiques venus à la rencontre de cette légende vivante. Mais une relation toute particulière va vite s’établir entre l’animal et Amanda après que ce dernier l’ait guérie de sa gangrène. Que se soit l’animal qui par sa science guérisse l’homme nous montre combien l’auteur défend l’idée que l’homme n’est peut-être pas l’aboutissement de la création. Il n’en est qu’un des développements. La gentillesse, la douceur, la paix de dieu-singe mis face à la brutalité et à l’imbécillité humaines nous arrêtent dans notre supériorité face à l’animal. La première apparition du singe confirme cette idée de supériorité divine : « C’était, dans l’or pâle des torches électriques, une éblouissante apparition d’un roux incroyable, allant du cuivre jaune au rouge, en passant à l’acajou presque violacé pour atteindre de grandes mains et de grands pieds sombres. Dressé sur de hautes jambes, aussi grand qu’un homme, le singe tournait vers eux un masque d’ébène saisissant. Ses traits purs, à la fois vigoureux et délicats se dessinaient avec précision sur son visage admirablement modèle. Il avait la noblesse d’un masque de pharaon« .

L’Ange à fourrure, c’est finalement un imaginaire où s’enlacent l’amour et la mort. Les deux entités symboliques finissent par se rejoindre pour définir une vision du Paradis, de cet endroit originel et final, éternel : « La mort qui est parfait équilibre, bonheur enfin immobile, nirvâna. La mort sans qui la douleur serait à jamais irréparable, la mort qui est la pitié et la tendresse, et l’enveloppante caresse de la terre« .

C’est encore le même genre d’approche de l’amour et de la mort qui semble au centre de La Colère végétale, véritable chef-d’œuvre de la littérature fantastique. Une œuvre grandiose de par cette atmosphère étrange presque dérangeante qui se dégage du livre. L’histoire peut se résumer à celle d’une jeune fille qui découvre l’amour humain et qui s’arrache à celui que lui donnait la végétation qui l’avait « recueillie ». De Malaisie, la voilà emporte par son amant vers la France où elle subira la haine d’une toute autre végétation. Entre Amour et révolte de la Terre, ce roman passe bien au-dessus d’une simple histoire d’objets inanimés s’animant (les plantes) pour nous entraîner vers des secrets bien plus effrayants. Ainsi, le passage de la découverte d’un spectacle époustouflant dans la cave de la demeure où l’héroïne et son amant se sont installés : « Car il n’y avait rien de solide dans cet espace coloré. Rien que des lumières en forme de branches, des taches lumineuses comme les poissons des mers chaudes, en forme de feuilles frissonnantes, des soleils en matière de fleur. Des idées de plantes. Tout cela était animé d’une vie extrêmement précipitée, papillonnait, bougeait, s’éteignait ici, se rallumait plus loin…Et au milieu de cet univers en gestation, trois jeunes hommes se tenaient immobiles, et me regardaient« . Vision superbement décrite d’une forme de genèse du monde. Trois dieux plantés au milieu de leurs idées, entre création et chaos. Les personnages du roman sont énigmatiques, l’histoire intrigante et le dénouement, fatal.

Le fantastique de Watteau n’est comparable à aucun autre, de par ses sources d’inspiration, mais également de par son positionnement qu’on pourrait presque qualifier de politique. Les messages qu’elle nous fait passer au travers de ses oeuvres posent les questions du rapport de l’homme avec la nature, de ce que l’homme prétend lui être supérieur, de l’élément destructeur qui semble être propre au prédateur humain. Le style de l’auteur est clair alors que les idées qui transcendent les récits nous apparaissent brumeuses, s’insinuant en nous et emportant nos réflexions. Notre regard sur l’animal ou le végétal s’en ressort changé, méfiant de même qu’attiré. Les livres de Monique Watteau, parfumés d’érotisme et d’exotisme, nous apportent ce que nous recherchons dans le genre fantastique : une exploration de notre être, de notre moi profond et de nos rapports avec l’univers qui nous entoure.

Anne Richter est surtout connue pour sa magnifique étude du fantastique féminin (Elle y décrit d’ailleurs fort bien l’œuvre de Monique Watteau). Passant en revue les principaux auteurs féminins, l’étude s’attache également à la vision, que les auteurs masculins ont, des héroïnes fantastiques.

Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont bien plutôt les deux recueils de nouvelles écrits par Anne Richter. La Fourmi a fait le coup (1955), fut écrit alors qu’elle n’avait que quinze ans (elle est née en 1939, à Bruxelles). Elle écrit évidemment sous son nom de jeune fille, Anne Bodart. Les histoires qui sont rassemblées dans ce premier recueil ne sont pas à proprement parler fantastiques. Elles s’apparentes plutôt à des contes. Histoires où les animaux doué de parole s’opposent en leurs propres lois, vivent des aventures qui sont autant de satyres du monde des hommes… Le deuxième recueil, écrit en 1967 s’inscrit lui totalement dans l’univers fantastique. Les Locataires, rassemble une quantité de textes de bonne qualité contant des histoires de fantômes, de malédiction familiale, de dédoublement et autres aventures étranges. L’un des récits rejoint quelque part Monique Watteau dans son thème. Il s’agit de « Un sommeil de plante« , l’histoire d’une femme qui par son propre désir (ou destin ?), se transformera en plante. « Voici comment elle procéda : elle prit un vaste pot de grès, un grand sac d’humus. Elle entra dans la vasque, recouvrit ses jambes d’un manteau de terre. Elle disparut jusqu’aux hanches. Comme elle était bien maintenant ! Jamais elle n’avait éprouvé une telle jouissance. Elle avait retrouvé son élément« . Si le thème du végétal se retrouve, la profondeur du récit est toute autre. Anne Richter ne cherche pas à nous démontrer une quelconque supériorité végétale ou une adversité homme/nature comme chez Monique Watteau. Non, c’est bien plutôt une histoire étonnante non dénuée d’un certain charme et d’une certaine dose d’humour que nous confie l’auteur. Et c’est à peu près le même ton qui traverse les autres nouvelles présentées dans ce recueil. Une lecture agréable, qui fait sourire plus que réfléchir et où l’étrange s’inscrit dans l’anodin et le particulier. Alors que Watteau cherche une universalité au phénomène étrange révélé, du moins dans les questions que ces textes entraînent.

Monique Watteau et Anne Richter : deux femmes belges, deux genres distincts de fantastique, deux auteurs à découvrir ou redécouvrir avec délice.