On parle souvent de « magie » du cinéma… Comment cet univers, fabuleux entre tous, s’est-il approprié celle des contes ?

Il était une fois…
… des images envoûtantes, qui s’animent et révèlent un art nouveau, projetées par une lanterna magica qu’Aladin n’aurait pas reniée. Le bon génie se nomme ici Georges Méliès et ses sortilèges sont les premiers effets spéciaux que connaît le cinéma. À l’aide de costumes extraordinaires et d’effets de passe-passe au montage, Méliès fait un sort à nombre d’histoires féeriques (Cendrillon, 1899, 1912; Barbe-Bleue, 1901; Le Royaume des fées, 1903; Le Palais des mille et une nuits, 1905…) et suscite de véritables vocations chez les studios Pathé qui, en 1907-08, vont multiplier de belles adaptations telles que La Belle au bois dormant, Le Chat botté, Le Petit Chaperon rouge, L’Oiseau bleu et autre Riquet à la houppe. On note même une première version filmée de Peau d’Âne par Albert Capellani, quelque 60 ans avant le chef-d’œuvre de Jacques Demy et ses inoubliables chansons. De l’autre côté du Rhin, les premières années du 20ème siècle ont vu éclore le talent de Carl Boese, auteur en 1920 du Golem, chef-d’œuvre d’épouvante et de poésie muette adapté de l’œuvre de Gustav Meyrink, et contant la révolte d’une créature de glaise contre un rabbin, son créateur.
 
    
 
Beauté de la Bête
En 1945 éclot une rose parfaite dans le jardin de Jean Cocteau, La Belle et la Bête. « L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute […] C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « sésame ouvre-toi » de l’enfance: il était une fois… » Ces mots du poète condensent idéalement le voyage irréel proposé par ce conte qui puise ses incantations dans le langage même du cinéma: les jeux de montage et de machinerie donnent aux candélabres flottant des apparences surnaturelles, et les jeux de lumière comme les décors (inspirés par les gravures de Gustave Doré) créent des contrastes entre le monde ouvert et lumineux de la Belle et celui, sombre et secret, de la Bête. En pleine mode réaliste, ce « rêve dormi debout » surprendra et suscitera l’enthousiasme. En 1951, Barbe-Bleue de Christian-Jaque, malgré son caractère sanguinaire, connaîtra lui aussi un grand succès populaire et, un demi-siècle plus tard, Olivier Dahan, en signant un attachant Petit Poucet, confirmera le talent des réalisateurs français pour mettre en valeur les contes de leur enfance. Marc Esposito tentera cette année d’ajouter avec succès son nom à la liste en tournant une adaptation de Cendrillon, avec Mélanie Laurent dans le rôle-vedette.
 
Made in Hollywood
Outre-Atlantique, la vilaine marâtre américaine ne tarda pas, à l’aube du 7ème Art, à s’emparer du filon pour le priver de sa saveur. La série de films de J. Searle Dawley, lancée en 1916 par un Blanche-Neige peu convaincant, inaugura le règne d’une féerie dominée par le kitsch. La loi du marché a parlé et produit, si l’on excepte la prestation de l’elfique Shirley Temple dans L’Oiseau bleu (1940) de Walter Lang, peu d’enchantement. Parmi les tentatives récentes et malheureuses de transpositions de contes à l’écran, on compte ainsi l’écœurant Ever After (1998) d’Andy Tennant, ou encore le conformiste Peter Pan (2004) de P.J. Hogan. Des ratés qui ne doivent pas éclipser des tentatives jubilatoires, telles Hook (1991) de Steven Spielberg et, bien sûr, les célèbres adaptations animées produites par Disney des contes de Grimm et de Perrault.
 
 
Mille et une salles obscures
Si les légendes de la vieille Europe constituent une immense source d’inspiration, les célèbres Contes des mille et une nuits font eux aussi et depuis longtemps de l’œil à ces éternelles Shéhérazade que sont les cinéastes. Inépuisable corne d’abondance, ces contes arabes ont connu plus de trois cents adaptations, parfois signées des plus grands noms. Ernst Lubitsch tourna Sumurun en1920, et Fritz Lang Trois lumières en 1921. Raoul Walsh, puis Michael Powell donnèrent chacun leur version du Voleur de Bagdad, en 1924 et 1940.
L’esthétique orientale sera parfois exploitée jusqu’à outrance, donnant lieu à des séries B drôlissimes d’une grande liberté d’inspiration, où Sinbad arbore le physique d’un gladiateur de péplum, où Ali Baba se voit inopinément doté d’un fils, où Aladin peut rencontrer Tarzan et Thierry Lhermitte camper un roi fou de Catherine Zeta-Jones, Shéhérazade plus vraie que nature dans Les 1001 Nuits (1989) de Philippe de Broca. Et quand le délire s’efface, c’est pour laisser placer à l’érotisme naturaliste de Pier Paolo Pasolini qui, avec Les Mille et Une Nuits (1974), livre une pellicule dépouillée mettant en scène la tyrannie du désir et la fascination pour le chaos.
 
 
 
C’est pour mieux te manger…
Le conte semble donc bénéficier au cinéma de la longévité extraordinaire de ses héros, et de nombreuses adaptations, plus ou moins libres, sont venues s’ajouter, au fil des ans, à la liste jadis ouverte par Méliès. Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll est à l’origine du sombre Tideland de Terry Gilliam et du sublime Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro, tournés en 2006. Carlo Collodi a inspiré Roberto Benigni, auteur d’une adaptation du bouleversant et cruel Pinocchio. Bancale, dominée par le cabotinage du réalisateur-acteur, cette adaptation de 2003 est loin de valoir celle de Luigi Comencini, tournée pour la tv en 1972.
Notons aussi que les cinéastes en font voir de toutes les couleurs au malheureux Petit Chaperon Rouge, héroïne de Perrault et des Frères Grimm: Matthew Bright a proposé en 1997 une version actualisée de l’histoire sous la forme d’un excellent thriller, Freeway; Lionel Delplanque et David Slade ont préféré exploiter la facette cauchemardesque et perverse du texte d’origine en tournant respectivement Promenons-nous dans les bois (2000) et Hard Candy (2006); enfin, le Britannique Neil Jordan, dans La Compagnie des loups (1984, adapté d’une nouvelle d’Angela Carter) a dénudé le conte pour se pencher sur le mythe du loup-garou et nous faire plonger, avec finesse et suggestion, mystère et sensualité, dans l’univers pas si innocent de l’enfance.
 
 
Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants
La vitalité du conte au cinéma se traduit aussi par sa capacité à se tourner en dérision. Tradition initiée par la Cinderfella de Jerry Lewis (1960), la parodie de contes devient une spécialité chez Terry Gilliam qui, dans certains tableaux de Bandits, Bandits (1981), nous donne à voir un drôle d’ogre, puis met en scène avec jubilation de ridicules Frères Grimm (2005), pris dans un conflit entre croyances fantastiques et esprit des Lumières. Mais la palme du rire aux éclats revient à Princess Bride (Rob Reiner, 1987), véritable perle aux dialogues cultissimes, entraînant un petit garçon malade loin de ses jeux vidéo, au pays des contes, où la princesse Bouton d’Or et son amant Westley sont sans cesse séparés par le hasard mais entourés d’une farandole de personnages inoubliables et de décors aussi beaux qu’exotiques. Ce procédé d’immersion dans l’imaginaire enfantin avait d’ailleurs déjà été utilisé avec un moindre succès dans la série L’Histoire sans fin (Wolfgang Petersen, 1984; George Miller, 1991 et, pour un troisième volume aisément négligeable, Peter McDonald, 1995).
 
 
Enfin, quand l’univers des contes se fait tout aussi moderne mais également plus porteur et symbolique, il s’irise surtout devant la caméra de Tim Burton, auteur en 2004 d’un merveilleux hommage à l’art même du conteur, Big Fish. D’Edward aux mains d’argent (1991) à Charlie et la Chocolaterie (2005, d’après Roald Dahl) en passant par les contes gothiques Sleepy Hollow (2000) et Les Noces funèbres (2005), le cinéaste n’en finit pas de nous ravir en nous entraînant dans un pays bien particulier, où nos yeux d’éternels enfants s’éblouissent au contact de cette poussière de fée et d’étoile que Matthew Vaughn, dans Stardust (adaptation du conte de Neil Gaiman, 2007), a distillée pour nous tout récemment…