Rue de Paradis, à Paris. Au 6 ter, on trouve un immeuble à la façade singulière où pierre et fer forgé s’épanouissent en arabesques, où des mascarons grimaçants, dont Satan en personne, toisent passants et visiteurs de leurs prunelles maléfiques. Où sommes-nous tombés ? Devant une pure émanation architecturale du Paris ésotérique, celui d’Alan Kardec et de tous les spirites des 19e et 20e siècles. À n’en pas douter, il s’est passé des choses sombres dans ce bâtiment, on s’imagine sans trop se forcer que des célébrations interdites — messes noires et compagnie — y ont été menées par des sociétés secrètes et autres assemblées occultes d’initiés… C’est en cet endroit qu’a vécu pendant vingt ans, dans l’appartement du dernier étage qu’il reçut un jour en héritage, un expatrié américain aux penchants, entre autres, misanthropes. Dès la première page, l’homme est déjà mort, on l’a retrouvé les bras en croix et les tripes à l’air au pied d’un escalier. Il a laissé derrière lui une liasse de papiers, rien d’autre que le détail manuscrit de ses six derniers mois de vie. En toute indiscrétion, Nicolas Chemla nous livre le journal intime, récit hanté et halluciné…

Comment l’homme s’appelait-il ? On n’en sait rien, pas plus qu’on ne connaît l’identité du premier narrateur (celui à qui un policier retraité remet le fameux journal), dont la voix cède vite la place à celle du « héros ». Toutefois on reconnaît bien la plume d’un auteur féru de mystères, nourri d’images-symboles et de lieux emblématiques de la culture fantastique, littéraire comme cinématographique. L’immeuble « maudit » fait songer à celui, new-yorkais, d’Inferno de Dario Argento. Ou encore à celui de [Rec], bien sûr, d’autant que l’idée du manuscrit retrouvé n’est pas sans rappeler le principe narratif du film de Balagueró et des nombreux autres films affiliés au genre du « found footage ». Non loin du 6 ter, il y a aussi une petite échoppe de livres, dont la discrétion confine à la clandestinité, et qui est tenue par un vieux bonhomme qui a tout d’une émule parisienne de Kazanian, le libraire qu’Argento jette en pâture à une légion de chats errants à la lumière de la pleine lune (dans Inferno, encore). Et puisqu’on parle de chats, il y en a un également au cœur de L’Abîme, sorti d’on ne sait où, que le narrateur recueille et baptise du nom de Mouche. Une créature sensuelle et féroce, câline et menaçante, comme une synthèse de ce que tous les petits félins peuvent avoir de séduisant et d’inquiétant. Jetée entre les mains et dans la vie du narrateur, Mouche pourrait-elle être l’émanation, voire l’auxiliaire de puissances secrètement à l’œuvre entre les sombres murs de l’immeuble ? Si ça se trouve, ce n’est rien qu’une femelle de gouttière tout ce qu’il y a de plus ordinaire, mais c’est dans le crâne du narrateur qu’on est prisonnier, la subjectivité règne en maître et le cours des pensées du type galope et plus d’une fois s’emballe, au gré de phrases-marathons qui, sur une page entière et parfois deux, cherchent longtemps le point qui nous permettra de reprendre notre respiration.

Par son style qui jongle avec les registres de langue, sa réserve qu’on dirait inépuisable de vocables rares ou modernes, grossiers ou précieux, Nicolas Chemla signe un des bouquins qui, sans conteste, marquent notre rentrée littéraire. Bientôt, ce sera la saison des prix, et l’on sait que Chemla est d’ores et déjà en lice pour décrocher le Renaudot. C’est bien tout le mal qu’on lui souhaite, lui qui n’est pas passé loin de la même récompense, en 2021, avec son précédent ouvrage Murnau des ténèbres. En jetant de sa lumière sur cet univers d’ombres, la distinction pourrait salutairement malmener les esprits sages et policés propres à notre air du temps tristement plat et normatif, auquel le héros anonyme ne manque jamais d’adresser, depuis l’outre-tombe et dans chaque chapitre, de vigoureuses diatribes plaisamment combattives.

En librairie depuis le 24 août 2023.