Il n’y a de pire loup que celui dont le poil est tourné vers l’intérieur… Ces mots empreints de poésie habillent de façon inhabituelle la silhouette d’un monstre mythique au cinéma: le loup-garou. Quand l’enfance s’approche à pas de loup des contes sous la plume d’Angela Carter et devant la caméra de Neil Jordan, elle nous offre La Compagnie des loups (1984), grand film sensuel et onirique qui réinvente le lycanthrope en mêlant fantaisie et macabre, violence et magie.

 

     

 

Once upon a time…

Tout part d’un livre d’Angela Carter, un recueil de contes imbibés de modernité, à l’érotisme et aux ténèbres affirmés: au centre du livre, des ombres lupines réinventant le petit chaperon rouge et le mythe du loup-garou, monstre qui connaît un beau succès au cinéma au moment de sa publication. Au cœur de l’ouvrage, une dénonciation des mythes dont les femmes sont prisonnières: Freud et Bettelheim relus à l’aune du féminisme. Des contes modernes comme des bijoux, à l’esthétique empruntant au symbolisme et au romantisme.

Adapter une perle de ce splendide sautoir de lignes pouvait paraître impossible. Angela Carter et Neil Jordan ont pourtant travaillé autour du délicat canevas de mots de La Compagnie des loups pour en transposer la puissance en images, s’autorisant des clins d’œil aux autres nouvelles du recueil et réinventant la structure originelle du récit en s’amusant à emboîter les histoires de loup comme des poupées russes.

 

 

Rosaleen (Sarah Patterson) est une adolescente de notre époque, endormie dans un manoir labyrinthique, perdue dans des songes qui l’entraînent loin de sa peste de sœur et de ses parents qui ne la comprennent pas. Yeux fermés, bouche rouge sang frémissante de sommeil, elle réinvente le décor de sa chambre, faisant de ses peluches, marionnettes et poupées des éléments vivants de la forêt qui borde sa demeure, s’imaginant jeune paysanne d’un XVIIIème siècle transformé à l’aune des contes, petite beauté à l’écoute d’une grand-mère (étonnante Angela Lansbury) qui lui conte d’étranges histoires en lui tissant un chaperon rouge… Dans une région infestée par les loups, cette mamie de porcelaine lui enseigne à travers des contes surnaturels la peur du loup: femme-loup, homme-garou passant un pacte avec le diable (Terence Stamp), noces transformées en carnaval lupin, mari quittant sa femme le soir de leurs noces pour rejoindre les loups… tous sont autant de prétextes invoqués par la grand-mère pour que la jeune fille ne s’écarte par des sentiers battus et qu’elle prenne garde à cette sexualité qui lui fait des lèvres aussi rouges que son premier sang de femme, et qui transforme les hommes en bêtes dévorées par une soif de chair intarissable.

  

 

La couleur des songes

Rosaleen rêveuse et Rosaleen rêvée s’entrelacent au fil des plans, oscillant entre songe et cauchemar, dans un tourbillon complexe et étourdissant dont l’esthétique captive le spectateur. Les splendides décors imaginés par Anton Furst (Moonraker, Alien, Batman) abritent cette fantaisie lupine comme en des tableaux empruntés à Blake ou Caspar David Friedrich, ambiance qui inspirera Legend de Ridley Scott (1985). On court dans des forêts crépusculaires aux champignons géants, hantées par des jouets vivants. Les arbres recèlent des nids dont les œufs donnent naissance à des poupons, les festins bourgeois ressemblent à des Versailles miniatures… Rares furent les scènes tournées en extérieur: le décalage onirique n’en est que plus intense.

Christopher Tucker (Elephant Man, La Guerre du feu) s’est occupé de l’esthétique de ces hommes-loups aux yeux rouge-danger et de leurs transformations. Les amateurs de gore apprécieront certainement la métamorphose de ce mari revenant sur le tard, se déchiquetant le visage à pleins ongles, s’arrachant des lambeaux de chair pendant que ses os se modifient pour adopter peu à peu la forme d’un loup. Des formes anciennement humaines émerge une tête aux crocs proéminents dont l’apparition est aussi fantasmagorique et surréaliste que l’esthétique globale du film.

La mise en scène de Neil Jordan, saluée par le Prix spécial du Jury au Festival d’Avoriaz de 1985, contribue à intensifier ce rêve éveillé. Le film se présente comme un véritable puzzle de sketchs à interpréter: en jouant avec les atmosphères et le montage et en multipliant les jeux de regards grâce à l’emploi stratégique et symbolique de miroirs dans certaines scènes (miroir qui, tels Alice, nous mène vers l’autre monde, miroir qui reflète une sensualité naissante, miroir brisé qui déforme l’image comme le corps du loup-garou se déforme pendant sa mue), il nous amène à déchiffrer la trame de ce canevas onirique pour mieux lire les pulsions qu’il recèle.

 

 

Psychanalyse des lycanthropes

Derrière ce festival de beauté rythmé par la partition superbe de George Fenton (The Fisher King, Cry Freedom) se cache en effet une dénonciation virulente des engrenages d’un mécanisme social incitant les jeunes femmes à refouler leur sexualité: « Little girl, this seems to say / never stop upon your way / never trust a stranger friend / no one knows how it would end / As you’re pretty so be wise / Wolves may lurk in every guise / Handsome they may be, and kind / Gay, and charming — nevermind! Now, as then, ‘tis simple truth — / Sweetest tongue has sharpest tooth!« . La tentation et la sexualité sont symbolisées tout au long du film à travers de nombreux clins d’œil convenus: du ver dans la pomme au sang sur la neige, en passant par la recommandation expresse de ne pas quitter le sentier, tout est fait pour inculquer à la jeune fille des inhibitions sexuelles fortes et qu’elle reste cette enfant innocente qui offre une statue de poupon à sa mère (Tusse Silberg) et lui demande avec effarouchement si son père (David Warner) la heurte quand elle accomplit ses devoirs conjugaux. Les contes fantastiques offerts par la grand-mère proposent autant de morales pour retarder la perte de la virginité de Rosaleen et lui éviter de finir dévorée par le loup, à l’instar de sa sœur Alice (Georgia Slowe): un pacte avec le diable est un prétexte pour lui conseiller de fuir les hommes nus qu’elle pourrait rencontrer dans les forêts, les hommes-loups sont ceux dont les sourcils se rejoignent et dont la pilosité fournie, symbole de virilité, est à rejeter, un amant volage reçoit pour punition une métamorphose carnassière qui matérialise son avidité pour la chair…

Malgré ces recommandations grand-maternelles, La Compagnie des loups chante avec violence le passage à l’âge adulte et l’éveil de la sensualité: Rosaleen, loin de fuir les loups, est de plus en plus attirée par ces créatures terribles qui éveillent en elle un trouble qu’elle ne comprend et ne maîtrise pas. Elle en vient même à construire ses propres histoires de loup ou plutôt de louve, son propre conte empli d’une curieuse tendresse à laquelle les lycanthropes ne nous avaient pas habitués: la louve-garou, loin d’être un monstre de cauchemar, est une gracieuse créature capable de larmes fragiles. Ainsi, pour la première fois, la grand-mère du petit chaperon rouge ne sera pas sauvée: sa tête de porcelaine emplie d’histoires castratrices vole en éclats et la rouge vierge se livre consentante à la compagnie des loups.

En sera-t-il de même pour son double moderne ? Sort-elle femme de cette chrysalide de songes, de cette lente métamorphose que son père déclare ne pas comprendre ? La fin épique et surprenante du film laisse planer un doute empreint des grains de sable du rêve.

 

   

 

Neil Jordan et Angela Carter ont donc réussi le pari de transporter au cinéma la saveur intense et éducatrice des songes: à nous d’en tirer la leçon qui s’impose ou tout du moins de déguster jusqu’à la dernière image cette broderie de loups qui nous en apprend tant sur notre nature d’être humain.