Le présent article a un double objectif. Il pose la question des origines du fantastique aux Etats-Unis et tente d’en délimiter les spécificités. Et puis surtout, il est là en tant que piste de lecture. En citant brièvement les pionniers du Fantastique américain, nous espérons que vous y jetterez un œil plus curieux encore et prendrez autant de plaisir que nous à découvrir ou redécouvrir ces auteurs qui ont fait l’horreur « made in USA » !

Le fantastique américain

Lorsque le fantastique surgit en littérature, il naît souvent comme une réponse face à une angoisse réelle. En Europe, le fantastique était le contre-balancement du développement rationnel et plus tard industriel. Il fut également le résultat d’interrogations sur l’homme et son esprit depuis les recherches de Freud.
 

En Amérique, le grand bouleversement qui amena le succès du fantastique et son originalité toute étasunienne est l’Inconnu. Imaginez cette nouvelle terre peu à peu colonisée. La rencontre d’espaces titanesques, autant de gouffres pour l’imaginaire. Des gens ayant tout abandonné derrière eux pour cette nouvelle terre promise. Et puis la rencontre avec des animaux étranges, des peuples aux mythologies riches et au rites sorciers très présents. Face à cet état « sauvage », l’homme rationnel européen développera un puritanisme surpuissant. Plus une manière de se protéger face à l’inconnu, bible et armes en mains, qu’une foi miraculeuse. L’Amérique choisissait cette voie pour se protéger de cette peur face à l’Inconnu.

Les premiers textes fantastiques iront puiser leurs sources sur le vieux continent. De ses légendes, des auteurs fantastiques européens ils ajouteront une première marque américaine, celle de la fondation des états d’Amérique. On y trouvera cette peur de sortir du cercle, cette frontière au début difficilement franchissable. On y rencontrera la mort, très souvent. Petit à petit, les textes comme les hommes exploreront ces « choses » en dehors des premières frontières. Les monstres des premiers temps allaient devenir la marque de fabrique des fantastiqueurs américains. Une nouvelle mythologie monstrueuse allait naître avec Lovecraft, un des premiers auteurs à affronter le dehors alors que quelqu’un comme Poe avait si bien su explorer le dedans. De ces deux maîtres et de leurs aïeuls littéraires allait prendre forme la base de l’horreur du nouveau continent.

Passons quelque peu en revue ces pionniers de l’Imaginaire fantastique américain…

Austin (1778-1841)
Qui fut William Austin? Un grand conteur fantastique ? Certes pas. A son actif, très peu de textes. Pourtant, il mérite largement sa place dans ce panorama. Cet homme politique signa en 1824 la nouvelle « Peter Rugg, le disparu ». L’histoire est simple : Peter Rugg et sa fille voyagent à bord d’une carriole entraînée par un cheval noir au hennissement diabolique… et ce, depuis des dizaines d’années ! Jamais il ne s’arrête sauf pour demander le chemin de Boston. Rappelant fortement la légende du Hollandais volant, ce récit ouvre déjà une piste de réflexion sur l’imaginaire fantastique américain. Un imaginaire qui se bouscule entre légendes d’Europe et émergence de sa propre nation.

Irving (1783-1859)
Beacoup considèrent les écrits de Whashington Irving comme les premiers récits fantastiques. Il est vrai que Rip Van Winkle et The Legend of Sleepy Hollow (ce dernier adapté par Tim Burton au cinéma) ont très largement frappé les américains. Ce sont des classiques. Irving tire son fantastique du folklore européen (principalement hollandais et allemand) ramené dans ses bagages lors de ses voyages sur le vieux continent. Il écrira encore de nombreux contes aux accents fantastiques. Citons L’Aventure d’un étudiant allemand et Les Invités de l’île au Gibet …

Hawthorne (1804-1864)
Nathaniel Hawthorne est né à Salem. Descendant d’un des juges qui ont condamnés les fameuses sorcières en 1692, Hawthorne emmènera dans son esprit cette obsession du péché. Pas une obsession maniaque mais une interrogation incessante au travers de ses écrits. Ses récits se fonderont avec brio dans l’Etrange et tourneront autour du puritanisme qui a marqué son éducation. Il est considéré comme un des plus grands parmi les auteurs américains. De ses œuvres, on retiendra surtout La lettre écarlate (1850); La Maison aux sept pignons (1851) et Le Faune de marbre (1860).

Poe (1809-1849)
Qui ne connaît pas Edgar Allan Poe ? Une œuvre magistrale, fondatrice aussi bien pour les Etats-Unis que pour l’Europe occidentale. Un fantastique marqué du sceau de la perversité (voir notre numéro 8 consacré à Poe et Lovecraft). Un auteur marqué par le destin qui y puisera sans doute une force d’écriture sombre et d’une force impressionnante. Un des seuls auteurs a avoir abordé aussi bien le gothique , en le parodiant certes (Metzengerstein, 1832) que le fantastique intérieur. Ses nouvelles dont on trouve un large échantillon dans Histoires extraordinaires posent les bases du fantastique moderne.

O’Brien (1828-1862)
Irlandais de naissance, Fitz James O’Brien tire son œuvre d’inspirations largement ancrées dans la culture européenne. Basés sur les grandes mythologies et les thèmes à succès de la vieille Europe, ces récits font office d’un certain classicisme. Petite touche originale peut-être à rechercher du côté de la présence et de l’importance donnée à l’œil (La lentille de diamant, Le Forgeur de merveilles…). Il n’en reste que O’Brien compte parmi les pères fondateurs du genre fantastique en Amérique. On lira avec délectation « La Chambre perdu e » et les admirateurs de Lovecraft se jetteront sur « Qu’était-ce ? »…

Bierce (1842-1914)
Ambrose Bierce est un maître de l’horreur. Un humour grinçant, un jeu perpétuel avec la mort dans tout ce qu’elle a de repoussant et un goût prononcé pour le morbide fait de l’œuvre de Bierce une base essentielle du développement du genre aux Etats-Unis. Au même titre qu’un Poe ou un Lovecraft, Ambrose Bierce lance un énorme pavé dans la mare des origines du Fantastique américain. Un pavé lourd et noir. Il est vrai que la vie ne l’a pas gâté. Un films mort en duel, un autre tué par l’alcool, une femme qui le laisse seul. Il terminera son existence en allant rejoindre Pancho Villa et la révolution mexicaine à 71 ans. On ne retrouvera plus trace de lui à partir de 1914…
Pour tous les amateurs de récits amers, on ne peut que conseiller cet auteur surnommé Bitter Bierce. Deux recueils de nouvelles vous donneront un large éventail de son talent et hanteront vos nuits glacées : Histoires impossibles et Le Mort et son veilleur.

James (1843-1916)
Le plus brittish des auteurs fantastiques américains est l’auteur d’une œuvre admirable : Le Tour d’écrou (les connaisseurs qui ont vus le film The Others avec la sublime Nicole Kidman auront sûrement fait le rapprochement à la vison de ce film). Henry James a côtoyé de près le paranormal. Un père ayant vu des fantômes et un frère spécialiste de l’occulte lui ont donné les bases pour ses plongées en étrange. C’est d’ailleurs dans la création d’atmosphères tendues que James excelle dans son écriture. Chez James, le macabre est abandonné au profit du non-dit, du caché, de ce souffle froid sur la nuque…

Gilman (1850-1904)
Enfin, une femme. Et quelle femme ! Charlotte Perkins Gilman fut une activiste féministe des plus débordantes d’énergie. Côté fantastique, on ne connaît d’elle que le récit « La Chambre au papier jaune ». L’histoire d’une femme « enfermée » dans une pièce qui deviendra complètement obsédée par le papier-peint de cette chambre. Une superbe descente dans la folie… à moins que…

Crawford (1854-1909)
Francis Marion Crawford ne compte pas parmi les grands du fantastique américain. Cet intellectuel, extrêmement doué pour les langues, a néanmoins séduit nombre d’auteurs et de spécialistes par une œuvre fantastique qui fait mouche. « Le Crâne qui hurle » et « Couchette supérieure » sont considérées comme ses meilleures histoires…

Wharton (1862-1937)
Edith Wharton peut être considérée comme une disciple d’Henry James. Son éducation européenne la fit pencher pour des histoires de Ghosts (1937). Des histoires qui par ailleurs se révèlent d’une qualité exceptionnelle. Précisons que Wharton fut une femme de lettres complète qui excella dans l’écriture et signa de très nombreux textes, en grande majorité éloignés du fantastique, dont le sublime Ethan Frome (1911).

Whitehead (1882-1932)
Avec Henry St. Clair Whitehead, nous pénétrons dans cette véritable « communauté » d’auteurs, reliés entre-eux par une correspondance riche et la publication de leurs textes dans les pulps de l’époque. Whitehead poursuit un style assez effrayant de par un insolite incisif et montré. Les lèvres en constitue un bel exemple : un esclavagiste est mordu par une négresse qui lui jette un sort affreux. Sa blessure se transforme peu à peu en une paire de lèvres qui lui murmure sans cesse la même phrase et le conduira à une mort incontournable.

Merritt (1884-1943)
Sept pas vers Satan (1927), Brûle, Sorcière, brûle ! ((1934), La Femme du bois (1935)… Les œuvres d’Abraham Merritt plongent dans le satanisme et la sorcellerie. Mais si les thèmes peuvent apparaître anciens, le style quant à lui est résolument moderne. Merritt nous entraîne dans une voie marquée par une certaine poésie et pose un regard particulier sur les mondes étranges.

Chandler (1888-1959)
Raymond Chandler est avant tout un auteur policier. A son actif une petite incursion du côté du fantastique: La Porte de bronze (1939). On le signale ici juste par exhaustivité, pour satisfaire les collectionneurs…

Lovecraft (1890-1937)
Après Poe, voici l’homme qui marqua d’un fer rouge chauffé aux enfers le monde du fantastique américain. Explorateur de mythologies monstrueuses, maître incontesté de l’horreur, Howard Phillips Lovecraft est le pilier central de ces auteurs propulsés sur le devant de la scène par le magazine Weird Tales. A la fois auteur complet, jouant des mots et de descriptions interminables lorsqu’il s’agit de terreur et conseiller habile pour ses amis écrivains, le génie de Providence est aujourd’hui considéré comme incontournable pour tout amateur de fantastique. Ici aussi on renverra nos lecteurs vers les articles parus dans notre numéro 8 dédié à Poe et Lovecraft ou sur le site www.lefantastique.net. Et pour les impatients, qu’ils se jettent sur Le Cauchemar d’Innsmouth, Je suis d’ailleurs ou encore La Couleur tombée du ciel… ils n’en reviendront pas !

Smith (1893-1961)
Moins connu que Lovecraft, Clark Ashton Smithn mérite pourtant largement qu’on s’arrête à son œuvre. Si l’horreur est moins présente que dans les écrits de son ami, la poésie, elle, submerge ses textes. C’est d’ailleurs principalement de poèmes qu’est composée l’œuvre de Smith. Pour ceux que cet auteur intéresse on signalera le travail remarquable effectué aujourd’hui en France par les éditions de La Clé d’Argent qui publient nombre de textes inédits en français de ce poète de l’étrange et de l’inconnu.

Brown (1906-1970)
Fredric William Brown est connu pour ses nouvelles courtes qui ont fait son succès et qu’on retrouve pour la plupart dans Fantômes et farfafouilles (1963). On vous conseillera également la lecture d’Etaoin Shrdlu (1942), petit bijou de texte fantastique. S’il n’est pas un incontournable du fantastique américain, ses récits restent cependant une lecture très agréable et rafraîchissante qui plaît à la majorité des gens.

Howard (1906-1936)
  Lorsqu’on est Texan, les monstres trouvent souvent des adversaires de taille. Avec Robert Erwin Howard, le papa de Conan et de l’héroic-fantasy, pas question que les méchantes créatures et autres morts-vivants ne gagnent ! Ces monstres auront fort à faire avec de varis hommes, biens bâtis et héros dans l’âme… On lira Les Habitants des tombes , Le Tertre maudit ou encore Le Pacte noir…

Wandrei (1908-1987)
Donald Wandrei semble plus connu comme éditeur que comme auteur. Il est vrai qu’il fut le fondateur d’Arkham House, la maison d’édition de Lovecraft. Pourtant son recueil de nouvelles L’œil et le Doigt (1944) contient quelques textes remarquables. On s’arrêtera surtout sur Le miroir peint qui met en scène un enfant attiré par son double maléfique… Wandrei est à redécouvrir en tant qu’auteur pour ceux qui ne connaissent pas encore…

Derleth (1909-1971)
August Derleth est le cofondateur avec Wandrei d’Arkham House. S’il a beaucoup écrit (et notemment certaines œuvres inachevées de Lovecraft, hum !) il reste que son style n’a pas su l’imposer parmi les grands fantastiqueurs américains et que les textes signés de sa plume unique restent en réalité assez rares…

Leiber (1910-1992)
Bien plus à l’aise dans les romans de science-fiction et les oeuvres de fantasy, Fritz Leiber enfanta quelques oeuvres fantastiques. Ballet des sorcières, Notre-Dame des ténèbres, Le Gondolier Noir, Le Pouvoir des marionnettes… Mais tout ceci paraît quasiment anecdotique à côté des ses œuvres SF…

 

Petit bilan…

Au terme de ce petit panorama, un constat s’impose: un passage du fantastique européen emmené du vieux continent vers un fantastique purement américain a bel et bien existé. Mais on ne peut pas parler de transformation puisque déjà les premiers textes doivent impérativement être lus et compris dans le contexte américain (découverte d’un pays différent, puritanisme, guerre de Sécession,…). Ce qu’il faut retenir de cette émergence du fantastique aux Etats-Unis est que le thème central prend racine dans l’Inconnu et le malaise qu’il entraîne. Le peuple américain a dès le début construit un certain protectionnisme. Celui-ci peut prendre diverses appellations comme « puritanisme », « patriotisme », etc., il n’en reste pas moins un véritable besoin de se protéger face à l’Inconnu. Il est donc évident que la plus grande frayeur du peuple américain est et a toujours été la transgression de leur(s) frontière(s). De l’invasion de morts-vivants aux conquêtes extraterrestres en passant par des dieux endormis, des choses dans les algues ou des mutants assassins, on trouve dans la plupart des récits américains fondateurs cette même peur de l’Inconnu, de cette limite franchie qui mène droit à la folie ou à la mort. Alors qu’en Europe les esprits, fantômes, sorciers et autres diables du passé constituent la richesse première du fantastique, l’Amérique n’a qu’une seule inquiétude, celle de son présent. Tout comme la nation qui la porte, la littérature fantastique américaine se construit au milieu de nulle part. Quoiqu’il en soit, au début du vingtième siècle, le fantastique s’accrochait solidement et pour longtemps aux Etats-Unis et dans l’esprit de ses citoyens.