L’amérique latine compte de nombreux auteurs fantastiques qui n’ont rien à envier à leurs voisins du Nord ni à leurs cousins de la vieille Europe. Cortazar, Quiroga, Bioy Casarès, Arreola, Ocampo… ont trempé leurs plumes dans les brumes de l’étrange en lui donnant une saveur propre à leur culture. Parmi tous les grands noms sud-américains, celui de Borges ressort et vient prendre place aux côtés d’un Kafka européen. Il est assurément l’auteur qui a su développer le plus merveilleusement du monde le sentiment du vertige. Plonger dans les récits de Borges, c’est s’engouffrer dans la bizarrerie, sombrer dans l’infini.
Petit aperçu biographique
D’abord, arrêtons-nous à l’homme avant de pénétrer son œuvre. Jorge Luis Borges est né en 1899 d’un père avocat en Argentine, plus exactement en la ville de Buenos Aires. Il est décédé à Genève en 1986. Sa jeunesse fut marquée par des déménagements successifs qui allaient le mener d’Argentine en Suisse, de Suisse en Espagne (où il côtoiera le mouvement ultraïste), et d’Espagne en Argentine où il atterrira en 1921. Dix ans après son retour, Victoria Ocampo fonde la revue Sur, dans laquelle Borges allait exercer ses talents d’écrivain. En 1932, une rencontre avec un jeune homme de 17 ans allait apporter à Borges à la fois un ami et un talentueux disciple en la personne d’Adolfo Bioy Casares. Borges devient un petit bibliothécaire dans un quartier pauvre de Buenos Aires en 1936. L’année 1938 est marquée par la mort de son père. C’est également l’année de son premier conte aux accents fantastiques : Pierre Ménard, auteur du Quichotte (que l’on retrouve au sein du recueil Fictions). Avec Silvana Ocampo et Bioy Casares (époux), il publie une anthologie de la littérature fantastique en 1940. Le régime de Peron abattu en 1955, Borges devient directeur de la Bibliothèque nationale et Professeur de Lettres à Buenos Aires. Mais il démissionnera lors de la victoire du parti peroniste en 1973 et profitera du temps disponible pour effectuer de nombreux voyages en Europe.
La suite de cet article nous l’organiserons à partir d’un des propos propre à l’auteur étudié. En effet, Borges, lors d’une conférence donnée à Montevidéo en 1949 avait prétendu qu’il n’existait, selon lui, que quatre thèmes essentiels dans le fantastique : L’œuvre d’art contenue dans l’œuvre elle-même ; la contamination de la réalité par le rêve ; le voyage dans le temps et le dédoublement. Prenons donc ces quatre thèmes pour indices de l’œuvre de Borges.
L’œuvre d’art contenue dans l’œuvre elle-même
Nous pouvons comprendre par là l’idée de faire passer une fiction pour une réalité. C’est sans doute le thème le plus savamment exploré par l’auteur et qui a marqué fortement les générations d’auteurs actuels. Ainsi, dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius (repris dans Fictions ; 1940 complété en 1947), l’auteur nous entraîne dans une histoire prétendue autobiographique où Bioy Casarès évoque le nom d’Uqbar piquant ainsi la curiosité de Borges. Mais le nom semble être pure invention de Casarès jusqu’au jour où ce dernier apporte la preuve, relevée dans une encyclopédie. La suite de la nouvelle entraîne le lecteur dans un amas de volumes et d’ouvrages réels et fictionnels qui a pour résultat d’installer un certain trouble. La recherche d’Uqbar quant à elle mènera très vite à la découverte de Tlön, monde inventé par quantité de scientifiques à la solde d’un milliardaire quasi-dément. Un monde inventé, qu’est-ce à dire ? Et bien tout simplement que ces hommes regroupés en société secrète avaient (ou ont encore ?) le projet de créer le monde de Tlön qui semblerait bien se mettre en place à la lecture des dernières pages de la nouvelle de Borges.
On voit ici une imbrication d’éléments qui mène le lecteur au doute, au basculement entre la réalité incontestable et une autre réalité. Plus fort encore est la nouvelle l’Aleph (1945). Imaginez qu’entre deux marches d’escalier vous aperceviez une petite boule lumineuse qui, à bien y regarder, contiendrait l’univers tout entier… Voilà à peu de chose près ce qu’est l’Aleph, de quoi avoir le vertige, non ?
Toujours pour nous donner le vertige et continuer à explorer l’infini, Borges nous gratifie de La Bibliothèque de Babel (1941) ou le rassemblement de toutes les combinaisons possibles et imaginables des lettres d’un alphabet contenant vingt et quelques lettres ! Enfin, on ne passera pas outre l’évocation du Livre de sable (1975). Ce livre, comme son nom l’indique, est tout comme les grains de sable, ses pages ne s’achèvent jamais.
La contamination de la réalité par le rêve
Si le premier thème est à comprendre dans le souci d’inscrire une fiction dans la réalité (comme le sont Les Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters, par ailleurs très largement inspirées de Tlön, Uqbar, Orbis Tertius), on doit bien comprendre que la fiction évoquée est supposée réelle alors que dans ce thème-ci, il s’agit de la contamination de la réalité par une chose non-réelle. Ainsi Le Rêve de Coleridge (1952) suppose que les songes ne seraient que messages envoyés par des Archétypes vers notre monde. Dans Les Ruines circulaires (1940), un homme en Inde, ascète de son état, décide de rêver un homme dans ses moindres détails. Vous devinez la suite, le rêve devient… réalité et l’homme rêvé prend vie. Mais l’histoire s’achève sur un sentiment que chacun d’entre-nous n’oserait nier avoir déjà ressenti : le créateur comprend que lui-même n’est rien d’autre que le rêve d’un autre…
Le voyage dans le temps
Le thème du voyage dans le temps est à placer dans l’œuvre de Borges sous le sens d’un éternel retour. L’Immortel (1947) est un personnage qui se rendra compte qu’il a eu plusieurs vies. Borges en jouant avec le temps semble une fois de plus vouloir s’attaquer à la réalité. Deux dagues appartenant autrefois à des rivaux mèneront deux hommes à s’affronter dans La Rencontre (1970). Ailleurs, c’est un homme qui devant un peloton d’exécution voit ces quelques minutes pour les exécuteurs se transformer en une année entière pour lui, imaginez le calvaire ! (Le Miracle secret, 1943)
Le dédoublement
Borges emploiera le dernier thème évoqué non sans quelque trace d’humour puisque c’est envers lui que le thème sera utilisé. Dans L’Autre (1975), nous assistons à la rencontre de Borges qui a alors 70 ans avec le Borges de 19 ans . Dans Borges et moi (1960), Borges finira son récit sur un doute terrible : « Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page ».
Dire de Borges qu’il a exploré avec brio l’absurde n’est pas totalement vrai. Par absurde on ne verrait qu’invraisemblable. Hors, les propos de Borges sont vraisemblables et c’est même parce qu’ils le sont que ses récits sont aussi efficaces. Pour nous, il a avant tout démontré par ses multiples histoires, cette sensation que ressent tout homme face à Dieu ou à l’Univers. Quelle place tenons-nous dans cette immensité ? En nous invitant à sombrer dans l’infini, à détruire nos certitudes ou à nous placer devant le mystère de la création, Borges nous convie à des réflexions qui prouvent une fois de plus toute l’importance du genre fantastique dans la compréhension de l’être et de ses questions fondamentales dont la plus commune entraîne inévitablement une idée de chute vertigineuse : Qui sommes-nous ?