Il a d’abord été mime avec Marceau. Le célèbre pantomime de la cage, c’est lui ! Puis il a été tour à tour cinéaste, romancier, tireur de tarot, et bien sûr scénariste de BD. Lui, c’est Alexandro Jodorowsky. Ou Alejandro. Ou Alexandre. Car il aime se jouer de son prénom, comme pour mieux casser les barrières des nationalités et être libre d’explorer les autres galaxies de son imagination fertile. A l’occasion d’une année chargée en nouveauté (ressortie de ses films en DVD, deux nouvelles séries dans l’univers de l’Incal, nombreux autres projets BD), nous avons rencontré ce monument. Compte-rendu.

A. Jodorowsky : Allons-y… dis moi quelle est ta première question ?
Khimaira : Et bien, je me demandais… vous êtes chiliens d’origine russe et avez vécu au Mexique et en France. Vous êtes scénariste de BD, romancier, mime, cinéaste… Qui êtes-vous finalement ?
J : Très tôt dans ma vie j’ai commencé à travailler sur moi-même. Et ma recherche la plus approfondie a justement été de lutter contre toute forme de définition parce qu’en me définissant, je me mettais dans un piège, je m’empêchais d’avancer. Alors j’ai décidé d’obéir à mes impulsions inconscientes, de ne pas me définir par rapport à mon état d’éveil conscient. Je suis un inconscient dans l’action : c’est la meilleure réponse.

K : La filiation occupe une place importante dans vos œuvres. Est-ce parce qu’elle participe à nous définir ?
J : Il y a beaucoup de romans et de BD, comme les Techno-pères, qui parlent de personnages marqués par leur famille. J’ai aussi écrit un roman en français, L’arbre au dieu pendu, qui est un roman de mon arbre généalogique. C’est aussi moi qui ai inventé le terme de « psycho-généalogie » sur laquelle il y a beaucoup de livres maintenant.
La famille c’est comme un arbre dont tu es un fruit. Si l’arbre est beau et le fruit un poison, c’est un arbre laid. Si l’arbre est tordu et le fruit délicieux, c’est un arbre merveilleux. Si tu deviens, disons, un assassin, tu abîmes tout ton arbre. C’est à toi de faire de ta famille quelque chose de formidable en devenant quelqu’un d’utile pour l’humanité.

K : Il y a une de vos créations dont la famille semble pourtant presque absente, c’est El Topo [NDR : il s’agit du second long métrage de Jodorowsky]
J : Parce qu’El Topo est un homme seul et que son fils est un orphelin. Mais la famille est bien présente ; il a deux fils par la suite, et à la fin, l’un d’eux est même habillé comme son père.

K : Il abandonne pourtant son premier fils à un moment…
J : C’est pour ça qu’il le hait et qu’à la fin il veut tuer son père. S’il l’a abandonné, c’est parce que c’est le maître de son fils, c’est pour le rendre fort. C’est sa façon de penser… On peut aussi penser qu’El Topo est lui-même un personnage abandonné parce qu’il est seul, et qu’il fait à son fils ce qu’on lui a fait.

K : Cette notion de parcours initiatique est aussi très présente chez vous. Quelqu’un, je ne sais plus qui, a dit que les bonnes histoires sont toutes des parcours initiatiques
J : C’est vrai, je suis d’accord. Je ne peux pas écrire des personnages qui ne changent pas, j’en aurais marre. Au début de l’Incal, Difool est un pauvre détective de classe minable, à la fin il devient un personnage de mentalité cosmique !

K : Quel rôle joue la mutilation dans le parcours initiatique de vos personnages ?
J : Je pense que dans notre société, on nous mutile dès notre naissance. On nous mutile en ne nous apprenant qu’un seul langage. On limite notre cerveau tout de suite, dans toutes nos capacités de percevoir autre chose que le monde logique et réel. Nous sommes mutilés de nos pouvoirs créatifs. Et quand on est Juif – moi j’ai eu un père juif – on nous circoncit. Ce n’est pas seulement une mutilation corporelle mais aussi une mutilation mentale : cela nous case dans une religion alors que l’on devrait avoir toutes les cultures et toutes les races. Je suis contre les nationalités, elles limitent un homme. Je ne suis pas « anti » non plus, je respecte, mais il est impossible que je me définisse avec une nationalité, impossible ! Je suis humain, ça d’accord.

K : Pourquoi à la fin de l’Incal revient-on au début ? Est-ce parce que le parcours de Difool est un échec ?
J : Non, ce n’est pas un échec, c’est un recommencement mais en plus vaste. Je le montre dans Final Incal, une nouvelle série que je fais avec un dessinateur mexicain qui s’appelle Ladronn, avec qui j’avais déjà fait un conte qui s’appelle Les Larme d’Or. Il est formidable, c’est le nouveau Moebius ! J’essaierais d’arriver à 6 volumes, si je ne vieilli pas trop vite, ou au moins 4.

K : Qu’est devenu Après l’Incal ?
J : Je ne vais pas le continuer. Moebius était un peu fatigué, moi aussi, l’éditeur nous avait presque oubliés… Ce n’était pas ce que je voulais vraiment. Mais pour moi l’Incal ça a toujours été trois volets.

K : Il n’y a jamais eu de suite au Lama Blanc non plus, alors que la série porte la mention « Premier cycle ». Pourquoi ?
J : C’est à cause d’Angoulême. Avec le même dessinateur, Bess, j’avais fait Juan Solo. Angoulême a donné à la série le prix du meilleur scénario mais rien à Bess. Alors il m’a dit écoute, on ne voit que toi, j’en ai marre, je veux qu’on me voit moi alors je continue tout seul.

K : Il a d’ailleurs démarré une autre série chez un autre éditeur dans l’esprit du Lama Blanc…
J : Je le comprends, il a le droit de se réaliser. Mais s’il voulait continuer le Lama Blanc deuxième série tout de suite je dirais oui !

K : Vous avez d’autres albums en préparation, dans l’univers de l’Incal ou pas ?
J : Il y a le 3e volume de Megalex avec Beltrane, qui finit cette année, le 6e volume de Bouncer qui est en train de se faire, Les Armes des Méta-barons, avec un génie américain qui s’appelle Travis Charest, le tome 3 de Borgia avec Manara, un tome de 80 pages qui est écrit et qu’il dessine en ce moment. Et j’oublie le 2e tome de Castaka avec Da Pastoras ! Mais le prochain à sortir, c’est Pietrolino en novembre avec Boiscommun, un pantomime en deux volumes.

K : C’est un retour aux sources, à vos débuts de mimes ?
J : Non, parce que je l’avais déjà écris. Marceau m’avait demandé d’écrire une histoire pour une compagnie qu’il voulait monter, avec tous ses élèves, un ballet et même un cirque. Mais il avait 70 ans quand il m’a demandé ça et il n’a pas pu le faire. Et puis il a eu une attaque cérébrale et maintenant c’est finit Marceau. Il est en maison de retraite, il n’y aura plus jamais de Marceau…

K : C’est une sorte d’hommage ?
J : C’est possible… non c’est une bande dessinée, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? C’est une bande dessinée presque romantique, une histoire d’amour, une histoire poétique. C’est différent de tout ce que j’ai fait jusqu’ici. Avec Marceau j’ai écris deux mimodrames et il m’a fait le coup deux fois. J’espère que celui là aura du succès et que le dessinateur voudra bien faire l’autre !

K : Ce sont les Humanoïdes Associés qui vous ont proposé Boiscommun ?
J : Comme j’étais resté avec cette histoire que Marceau n’a pas pu faire, j’ai dit à Bruno Lecigne des Humanoïde que l’on pourrait peut être en faire une bande dessinée. Et le dessinateur Boiscommun l’a vu et a dit que c’est exactement ce qu’il aimait dessiner ! Ce qui est merveilleux c’est qu’il est complètement respectueux de ce qu’il fait. J’ai eu la chance que ce que j’ai écrit corresponde parfaitement à son monde. Sinon je ne l’aurais pas fait.

K : Vos films sont eux aussi très marqués par vos débuts dans le mimodrame ; ils ont très peu de dialogues et sont très portés par la gestuelle
J : Le cinéma, comme la bande dessinée, c’est de l’image, pas de la littérature. La littérature doit s’adapter au cinéma, elle doit s’adapter à la bande dessinée. Au cinéma, il y a souvent beaucoup de dialogues parce que c’est ce qui coute le moins cher. Même dans le cinéma américain où il y a beaucoup d’action, c’est plein de dialogues. Ce n’est pas du cinéma pour moi.

K : Votre cinéma a une esthétique très recherchée, mais en BD vous laissez le dessin à d’autres. Ce n’est pas frustrant ?
J : Non, parce que je sais reconnaitre quand quelqu’un est meilleur que moi. J’ai écrit des mimes parce que Marceau était meilleur que moi pour les interpréter. Quand j’ai vu Moebius, j’ai arrêté de dessiner. C’est un génie, moi non, alors pourquoi ne pas écrire et le laisser dessiner ?

K : Pour revenir sur El Topo, pourquoi a-t-il mis si longtemps à ressortir en DVD ?
J : J’avais un problème avec le producteur. Nous avons été des ennemis mortels pendant 30 ans. Mais nous avons fait la paix, et le DVD est sorti !

K : Outre la famille et l’idée de parcours initiatique, les animaux constituent un autre élément important de ce film
J : Dans la Montagne Sacrée aussi, dans chaque scène il y a un animal. C’est parce que les animaux sont nos maîtres, ils sont nos maîtres à penser. D’ailleurs les mythologies sont des interprétations des conduites de l’animal. Chez les Grecs, Atropos, l’une des trois Moïras, tissait le destin de certains humains. C’est l’araignée qui a inspiré la mythologie. Apollon était lui inspiré par le crapaud. Et Les pélicans sont le symbole du Christ. Dans les églises, il y en a souvent un à l’endroit où le prêtre fait son sermon. C’est parce qu’on dit que quand le pélican n’a pas de quoi donner à manger à ses enfants, il leur donne son sang, alors on l’a identifié au Christ.

K : L’humain rejoint même l’animal dans plusieurs scènes
J : C’est l’« infra-humain », ce sont les brutes qui ont ce côté animal, les personnes de bas niveau de conscience. Nous sommes entre les deux, entre le ciel et la terre. Il y a quatre sommets de l’être humain. Il y a le champion, meilleur que tous, le héros, qui donne sa vie pour quelque chose, le génie, qui découvre de nouveaux schémas dans tous, et le saint, qui comprend l’union de tous les êtres humains. On aspire à une de ces autres choses, pas les personnes animales. La seule animalité sans spiritualité, c’est le sexe.

K : Donc quand vous faites du cinéma vous ne faites pas de spiritualité ? [NDR : Référence à une déclaration de Jodorowsky selon laquelle il fait du cinéma « avec les couilles »]
J : La spiritualité telle que je la comprends, c’est le développement de la conscience. Alors on peut dire que quand j’essaye de faire du cinéma j’essaye d’être le plus conscient possible.

K : Quel regard vous portez aujourd’hui sur El topo et les autres films que vous avez fait ?
J : Je ne porte pas de regard, ce sont des choses qui sont sorties de moi. Ce sont des choses que j’ai faites en toute honnêteté. Si tu fais une œuvre malhonnête, avec le temps on voit qu’elle est malhonnête. Ce que je peux te dire de mes films, c’est que je n’ai pas honte d’eux.

K : Vous avez d’autres projets de film ?
J : Il y en a trois ou quatre. Mais le cinéma c’est de l’argent. Si j’ai beaucoup d’argent je ferais Les Enfants d’El Topo ou Bouncer. Si j’ai peu d’argent mais assez, j’en ferais un qui s’appelle King Shot. Et si je n’ai pas d’argent je ferais Psychomagie. Mais je filmerais surement quelque chose l’année prochaine – le plus probable étant le moins cher, Psychomagie.

K : Vous n’avez jamais fait de dessins animées ? Vous n’avez pas du tout participé aux Maîtres du Temps notamment ?
J : Non. Celui avec lequel j’avais signé un contrat, c’est Ottomo. C’est lui qui devait faire Megalex. Je suis même allé au Japon et lui est venu en France. Mais il a abandonné la BD pour le cinéma. Au bout de quatre années à l’attendre, je lui ai dit écoutes, j’en ai marre d’attendre alors je vais faire Megalex avec Beltrane et si tu reviens à la bande dessinée, je t’écrirais autre chose. On a donc toujours un contrat !


Nous avons appris le décès du Mime Marceau peu de temps après cet entretien. Alors que Pietrolino, le pantomime qui lui était initialement destiné, devrait être disponible en librairie, Khimaira voudrait dédier cette interview à cet immortel poète de la gestuelle.