Apprécié en France pour ses récits intimistes et la sobriété dramatique de ses œuvres, Jirô Taniguchi a séduit un public jusqu’alors peu enclin à lire la BD japonaise. Ses œuvres multiples confirment son talent de conteur d’émotions et nous donnent à lire des mangas plus adultes. Dans ce dossier spécial Asie, Khimaira ne pouvait passer à côté de ce mangaka de renom et de ses récits empruntant un chemin bien fantastique…
 
Et le succès fut…
 
Trentième festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême. Sous la présidence de François Schuiten, les rencontres internationales prennent leur envol avec un auteur comme Jirô Taniguchi. Cette même année, le 24 janvier 2003, l’auteur japonais monte sur la scène du Théâtre de la ville afin de se voir décerner l’Alph’art du meilleur scénario pour son album intitulé Quartier Lointain. Juste récompense pour cet auteur influencé par la BD européenne qui n’avait jusque-là pas encore remporté le succès mérité. Pourtant, Casterman avait déjà publié plus d’un titre de Taniguchi : L’Homme qui marche en 1995 et Le Journal de mon pèreen 1998. Mais il faut attendre fin 2002, avec la publication du récit Quartier Lointain dans la nouvelle collection « Ecriture » de l’éditeur, pour que l’auteur rencontre l’engouement du public et de la presse alors peu habitués à une bande dessinée japonaise plus « adulte ». Ce sera la consécration pour ce mangaka originaire de Tottori et la découverte d’œuvres intimistes, sensibles et proches du quotidien pour les lecteurs.
 
 
Trois histoires fantastiques…
 
Taniguchi débute sa carrière en 1970 avec Un été desséché. Depuis, l’auteur multiplie les collaborations et touche à tous les genres avant de travailler sur un récit de science-fiction avec Moebius : Icare. Paru en novembre 2000 au Japon, l’album marche plutôt bien alors que la parution dans l’hebdomadaire Morning en juillet 1997 n’avait pas eu la répercussion attendue. En France, il faudra attendre 2005 pour voir cet album édité par les éditions Dargaud-Lombard dans leur collection Kana. Moebius nous livre une légende qu’il a ramenée du monde des rêves et qu’il n’a pas laissée sombrer dans l’oubli. Jirô Taniguchi lui donne vie en réalisant de somptueux dessins et en effectuant un travail d’adaptation remarquable. Dans un style propre aux codes narratifs japonais, le lecteur découvre une version simplifiée et conventionnelle d’une saga gigantesque imaginée par Moebius. L’histoire, assez muette, se construit principalement autour de moments décoratifs et contemplatifs. Icare est un enfant différent, capable de s’élever dans les airs dès la naissance. Devant ce phénomène extraordinaire, les spécialistes décident de garder le garçon en observation dans leur clinique. Le jeune homme est en effet porteur d’espoir ou d’effroi pour des gouvernements peu démocratiques bien enclins à contrôler ce pouvoir. Le personnage d’Icare n’a pas de mère et projette tout son amour sur l’infirmière qui va devenir un peu comme son ange. A ce récit SF assez réaliste et politique se mêle du fantastique et un peu de magie sur la fin. Une belle collaboration franco-japonaise à découvrir surtout pour l’esthétisme des planches.
 
Taniguchi continue d’explorer la veine fantastique, en solo cette fois, avec son Quartier Lointain. Publiée en 2 tomes (en 2002 et 2003), l’histoire raconte comment un homme d’âge mûr se retrouve dans le corps de ses 14 ans. De retour dans sa ville natale, l’homme va revivre un morceau de son enfance, tout en gardant son caractère et son expérience d’adulte. Pour la première fois, il voit sa famille et particulièrement son père avec le regard de quelqu’un à même de les comprendre. Hiroshi va alors enquêter pour comprendre pourquoi, un jour, son père a disparu… Avec ses réflexions d’adulte, Hiroshi met le doigt sur ces réponses manquantes au sein d’une famille unie. La quête du père se révèle être le thème central du récit. Cette exploration de l’enfance, de la famille, du quotidien, des petites choses de la vie prend une signification forte et un sens profond et sensible sous le traité narratif et graphique de Taniguchi.
 
C’est aussi sur un schéma narratif voisin à celui de Quartier Lointain que Taniguchi nous conte l’histoire d’Un Ciel Radieux parue en 2006. Avec un point de départ fantastique et un traitement réaliste, Taniguchi explore une fois encore les thèmes de la famille et de l’amour. Il décrit aussi le désarroi qui accompagne le proche aimé à l’instant de la mort et la renaissance de l’âme.
Sur la route, Kazuhiro Kubota percute malencontreusement le jeune Takuya Onodéra. Le père de famille meurt sur le coup tandis que le garçon, Takuya, sort miraculeusement du coma. Le jeune homme souffre d’amnésie et d’un changement incompréhensible de personnalité jusqu’au jour où il comprend que son corps est habité par la conscience de Kazuhiro. Pour le père de famille, une chance lui est donnée de reprendre contact avec ses proches avant de disparaître à jamais. Mais le temps presse car Takuya retrouve petit à petit la mémoire et la cohabitation des deux âmes dans le même corps risque d’être difficile… Tout en délicatesse et en émotion, l’auteur revient, à travers ses personnages, sur les choses essentielles de la vie.
Par ces deux récits mélancoliques mais jamais larmoyants, Taniguchi donne au quotidien toute son importance, aux petits moments les plus insignifiants, un sens profond et à la famille, une place prépondérante.
 
 
Un fantastique au visage humain
 
Taniguchi fait appel au fantastique pour permettre à ses héros de revenir sur leur passé. Le fantastique devient un prétexte pour faire le point sur leur vie. Que ce soit dans Quartier Lointain ou dans Un ciel Radieux, avoir une famille heureuse se révèle être le plus grand bonheur qui soit. Pourtant, cela ne suffit ni au père d’Hirochi, ni à Kazuhiro. Ils vivent leur destinée comme si elle leur avait été imposée et rêvent d’une vie nouvelle. Le père d’Hirochi choisit d’ailleurs de se donner une deuxième chance. Kazuhiro regrette d’avoir délaissé sa famille et décide de lui exprimer tout son amour avant de la quitter pour de bon. Cette expérience fera aussi prendre conscience à Takuya de la chance qu’il a d’avoir une famille unie. Le recours au fantastique est le moyen utilisé pour revenir sur ces liens importants. Ce voyage dans le temps est une façon de tenter l’impossible et malgré ce nouveau destin envisageable, dans Quartier Lointain, les choses ne changeront pas pour autant… Un Ciel Radieux, avec la mortde Kazuhiro, reste aussi d’une certaine façon une histoire dramatique.
Pas de véritable happy-end donc mais plutôt des prises de conscience….
 
Le détour par des éléments fantastiques permet à Taniguchi de se centrer sur la personnalité profonde des héros, sur leurs priorités et le sens qu’ils veulent donner à leur existence. Pas question ici de modifier le futur. Tenaillé par le remord, Hirochi comprend qu’il ne pouvait rien faire pour retenir son père, un homme entre deux âges, prêt à tout pour recommencer sa vie. Car cette fuite lui rappelle que lui aussi s’est enfui loin de sa propre famille. Lui aussi s’est laissé submergé par sa profession à tel point qu’il ne voyait plus ses proches. Cet écrasement de l’aspect humain par le travail, Taniguchi l’explore encore davantage dans Un Ciel Radieux. Cette situation va jusqu’à un point où Omura (le chef de Kazuhiro) tient un rôle bien plus important qu’il ne le devrait auprès de la famille de Kazuhiro. Devenu spectateur de cette situation, Kazuhiro s’aperçoit de la place démesurée qu’il accordait au travail, au détriment des êtres qui lui étaient chers. Une façon pour Taniguchi de dépeindre la société japonaise dirigée par la production et le dépassement de soi…
 
Dans Icare, la prise de conscience du personnage est plutôt à chercher du côté de la liberté. En le préservant du reste du monde, les politiques et les scientifiques privent Icare de liberté. Plus encore, ils l’empêchent de vivre son amour pour la jolie Yukiko et en font un oiseau en cage. Cette fois l’aspect humain se voit écraser par la société industrielle et gouvernementale, au nom du « progrès » scientifique.
 
 
Le rôle des femmes…
 
Que ce soit dans Un Ciel Radieux, Quartier Lointain ou Icare, le héros est toujours un homme mais la femme n’est jamais loin… Autour des héros gravitent systématiquement une ou plusieurs femmes qui tiennent un rôle très important. La femme est conseillère, toujours d’une oreille attentive. Elle se montre beaucoup plus réaliste et terre à terre que l’homme, plus fantasque, plus décalé, plus dominé par la productivité. La femme lui permet d’« évoluer ». Dans ces œuvres, les femmes semblent avoir compris ce que sont la réalité et ses priorités, alors que les hommes ont eux plus de mal à vivre leur existence… L’homme semble perdu. Pas étonnant dès lors que ce soit la femme, plus proche de la famille, qui le ramène à ce qui compte réellement.
 
A la lecture de ces différents ouvrages, nous pouvons conclure que le message de Taniguchi est un message simple. Un message simple qu’il est bon de répéter : le bonheur est auprès des siens. L’homme passe souvent à côté de son bonheur alors qu’il est là, juste à côté de lui. Ni l’argent, ni la carrière ne peut remplacer l’amour de ses proches. Et cela, dans une société de plus en plus individualiste, Taniguchi le rappelle avec justesse.