L’archange du fantastique est né à Gand en 1887 sous le nom de Raymond Jean Marie De Kremer. En 1901, il est pensionnaire dans le Tournaisis. Trois ans plus tard, il entame des études à l’Ecole normale à Gand. Etudes qu’il ne poursuivra pas. Il entrera alors à l’Administration. C’est à partir de 1910 que Jean Ray collabore à diverses revues et en 1925, il publie son premier recueil de nouvelles fantastiques: Les Contes du whisky. Malheureusement, à cause de quelques problèmes avec la justice, Jean Ray va disparaître un temps de l’avant-scène littéraire, temps qu’il passera en prison ! Après sa sortie, il comptera au nombre des collaborateurs de l’abbaye d’Averbode et publiera alors des textes pour les enfants sous le pseudonyme de John Flanders. C’est en 1933, d’abord comme simple traducteur, ensuite comme véritable auteur, que Jean Ray publie les Harry Dickson, les aventures de ce célèbre détective américain qui doit faire face à des crimes mystérieux. L’ami de Maurice Renard se plongera par la suite dans l’écriture d’œuvres fantastiques, signées Jean Ray, qui lui vaudront la reconnaissance des plus grands. C’est ainsi que paraissent successivement Le Grand Nocturne (1942), Les Cercles de l’épouvante (1943), Malpertuis (1943), La Cité de l’indicible peur (1943), Les Derniers Contes de Canterbury (1944), Le Livre des fantômes (1947)… et autres titres tout aussi effrayants !

Que dire de plus sur l’homme sinon qu’il fut le fils d’un marin et que cela se ressent très fort dans ses œuvres, dans leurs contextes et le vocabulaire spécifique qu’on peut y relever. Ajoutons finalement que l’auteur sut s’entourer d’une légende qui est encore aujourd’hui fort vivace. On dit qu’il fut emprisonné pour avoir lui-même été capturé à la barre d’un navire contrebandier transportant du Whisky. On dit aussi qu’il avait lui-même eu plusieurs expériences avec l’étrange (Jean Ray en témoigne notamment dans L’homme au foulard rouge in Le livre des fantômes). Dans d’autres histoires le narrateur, que l’on peut souvent associer à l’auteur, introduit les nombreux sujets fantastiques par des allusions aux choses surnaturelles qu’il aurait lui-même connues. Nommant des livres (Livre des Sorciers, Grimoire de Wickstead, Livre d’Enoch…, etc) ou des auteurs interdits (Walpole, Samuel Podgers, Grand Albert…), existants ou non, il contribue à créer un monde ésotérique qui le rapproche par ce côté de Lovecraft. Bref, le personnage de Jean Ray s’est entouré d’une légende qui a fait de lui un homme fantastique par nature. L’auteur nous quittera en 1964 en nous laissant ses œuvres, angoisses de nos nuits.

Mais laissons là l’homme pour observer de plus près quelques-uns de ses textes. Attardons-nous d’abord à la nouvelle Le Grand Nocturne, parue dans le recueil du même nom. On y voit l’histoire d’un certain Théodule Notte qui découvre dans la chambre du feu Capitaine Soudan, un livre qui lui permet de faire appel aux démons. Il entre ainsi dans une dimension autre et retrouve son amour perdu. Mais des assassinats mystérieux précipitent les choses. Notte pourra compter sur l’aide de son ami Hippolyte Baes qui, depuis son enfance, a toujours veillé sur lui. La fin se révélera surprenante. Le Grand Nocturne, gardien des démons, plus connu par son ami sous le nom d’Hippolyte Baes confiera à Notte que celui-ci est le fils d’un démon avant de l’emmener vers  » une route ténébreuse, comme creusée dans une fumée immobile et se terminant dans une lointaine perspective, par un rougeoiement affolé, indescriptible « . Cette nouvelle a le mérité de mettre en avant deux thèmes chers à Jean Ray. Le premier est l’objet, ici un livre, qui permet de faire entrer l’impossible dans un quotidien des plus anodin. L’auteur excelle en des descriptions très détaillées sur de petites choses d’une banalité étonnante: la nourriture, le décor, la lamentable existence de ses héros, etc. Mais lorsque le fantastique surgit, les descriptions s’amenuisent pour laisser place à un vocabulaire réduit à l’indescriptible. Ici, réside certainement toute l’ingéniosité de l’écriture de Jean Ray. On ne voit pas surgir le fantastique et lorsqu’il est présent, tout va trop vite, tout est imprécis, flou, vague. L’histoire se précipite et la fin est déjà là que notre esprit réside encore dans la banalité du contexte. Nous sommes pris au piège !

C’est encore un même procédé que l’on peut découvrir dans la célèbre nouvelle Le Psautier de Mayence (in Le Grand Nocturne). Le Capitaine Ballister emmène à son bord un curieux maître d’école. Lorsque celui-ci disparaît, des phénomènes horribles se manifestent: les boussoles ne fonctionnent plus, le ciel change, les flots bouillonnent et l’on croirait entendre d’affreux murmures… Puis, ce sont toutes les personnes présentes à bord du navire qui commencent à disparaître les unes après les autres… L’histoire traite encore une fois d’une incursion dans un autre domaine de l’existence, une autre dimension. Mis à part quelques faits étranges, annonces des atrocités futures (un homme s’enfuit devant le maître d’école, un des marins ressent un étrange pressentiment vis-à-vis du maître d’école…), rien ne sort des descriptions habituelles, de banalités concernant la vie des marins, leurs malheurs et leurs joies (celles-ci se résumant souvent au rhum!).

Les sujets abordés par Jean Ray dans ses histoires traitent des vampires, des revenants, des objets maléfiques et autres démons. La Mort est également présente comme dans Le Miroir noir (in Les Cercles de l’Epouvante), où un étrange miroir libère une créature invisible qui fait mourir quiconque se met en travers de la route de son propriétaire. Ici, on soulignera cette tendance de ne rien révéler sur l’essentiel du sujet. L’auteur omet de nous dire qu’il s’agit de la Mort. C’est au lecteur de tirer les conclusions qui s’imposent. En ne précisant pas qui habitait le miroir, Jean Ray instaure encore plus de flou et par là encore plus d’étrange. Il ne nous rassure pas, ne nous donne aucune réponse et prolonge ainsi nos questions indéfiniment. Car le fantastique est un doute perpétuel face à notre réalisme qui exige des réponses même si elles sont quelquefois absurdes.

Nous terminerons cet article en évoquant l’œuvre majeure de Jean Ray, en l’occurrence, son roman Malpertuis. L’œuvre est admirablement bien construite. L’histoire est tout à fait intéressante pour qui se passionne de mythologies et même pour qui ne s’en passionne pas. On découvre au fur et à mesure que la lecture avance, que les habitants de l’irréelle masure Malpertuis, ont chacun un caractère bien défini et certainement bien irréel lui aussi. Gageons qu’il n’existe aucun lecteur, ayant terminé une première fois le livre qui ne s’est pas précipité sur une seconde lecture de celui-ci. Le livre est tellement étonnant qu’on se plonge et replonge dedans avec délice, découvrant toujours plus de détails surprenants et venant renforcer un tout édifiant. Un summum de la littérature fantastique ! Notons que pour le style, Jean Ray fait appel à plusieurs narrateurs, ce qui renforce le sentiment de véracité qu’apportent toujours plusieurs témoignages. Usant de ce stratagème, la lecture se fait plus en profondeur, et notre attention autrefois alerte s’engourdit. La surpise n’en est que plus bouleversante.

Pour celui qui voudrait en connaître davantage sur l’œuvre de Jean Ray, on conseillera la lecture du Cahier de l’Herne consacré à cet auteur ou encore du très bon essai de Jacques Carion, Jean Ray, paru aux éditions Labor dans la collection Un livre, Une œuvre (Bruxelles, 1986). Bouleversant par ses récits les notions d’espace et de temps, Jean Ray nous invite à repenser le visible et l’invisible.  » Car c’est dans cet espace riche d’une dimension inconnue mais néanmoins entrevu par notre intelligence, que se situe la peur, cette formidable gardienne que s’est attachée l’Être Immense et dont, par humaine sottise, nous voulons nier l’essence tutélaire  » (Rues in Le Livre des fantômes).