Dreams of Lands Unseen, c’est le nouvel et troisième LP du groupe ukrainien de death/prog IGNEA. Comme le suggère son titre, l’album se double d’une merveilleuse invitation au voyage, et le contraste est saisissant entre l’expérience de l’écoute, envoûtante, et les conditions d’enregistrement dans lesquelles le groupe a travaillé. C’est depuis son domicile de Kiev que la chanteuse Helle Bogdanova a répondu à nos questions.

Khimaira : Bonjour, Helle. La première question que je souhaite te poser s’impose d’elle-même : comment va la vie à Kiev, pour toi et tous ceux qui t’entourent ?

Helle Bodganova : Eh bien, ça fait maintenant plus d’un an que nous sommes en guerre et il a bien fallu que tout le monde s’adapte à cette réalité. Le groupe et moi sommes à Kiev, la capitale, au moins nous ne sommes pas dans le territoire occupé par les militaires russes. Ce qui est terrible, ce que les choses s’étaient un peu calmées depuis quelque temps, nous avons pu profiter d’un bon mois de tranquillité et pile le jour de la sortie de l’album, le 28 avril, à la nuit tombée, les Russes ont repris leur offensive sur la ville avec des drones et des tirs de missiles. Et on est attaqués à peu près tous les jours depuis… Mais il faut se dire que la vie est meilleure ici que dans les régions plus proches de la ligne de front, et je ne parle même pas des zones prises par l’armée russe. Enfin bon, aucun endroit n’est sûr, on sait qu’on peut se retrouver à tout moment la cible d’un raid aérien. À Kiev, on essaie malgré tout de mener la vie la plus normale possible, il est important qu’on soutienne tous notre pays et que l’économie puisse tourner.

J’imagine qu’il a été très difficile de composer et d’enregistrer un nouvel album dans ces conditions…

Oui, mais à vrai dire, l’album a été entièrement composé en 2021, et nous avons réussi à enregistrer la moitié des titres avant le 24 février 2022, la date de début du conflit. Par la force des choses, nous avons été obligés de différer la sortie, et nous avons en effet enregistré la seconde moitié dans des conditions assez pénibles. Au début des hostilités, Kiev ne disposait pas d’un bon système de défense antiaérien, et à cause des nombreux points de contrôles qu’il fallait traverser, où il fallait à chaque fois présenter ses papiers, nous mettions près de trois heures à nous rendre au studio d’enregistrement. Et le couvre-feu qui a été mis en place nous imposait de repartir très tôt. Alors en effet, cela été une épreuve de terminer cet album.

Et vous êtes parvenus également à tourner trois clips !

Un autre défi que nous avons dû relever ! Nous les avons tournés en hiver, alors que les attaques se faisaient de plus en plus violentes et nombreuses, avec les coupures de courant qui en résultaient. Sur un plateau de tournage, on a forcément besoin d’électricité — pour les caméras, pour les lumières — alors on a dû s’équiper de groupes électrogènes. Ce qui est très compliqué quand le courant est coupé, c’est qu’on n’a plus d’accès à Internet, les relais de téléphones ne fonctionnent plus non plus et ça peut durer plusieurs jours. Et pourtant on a besoin d’entrer en contact les uns avec les autres, notamment avec l’équipe de production des vidéos. C’était vraiment fou, comme situation. Mais voilà, on a réussi quand même à mettre dans la boîte ces trois clips, en deux mois, tournés entièrement en Ukraine. Alors je le demande à tous, regardez nos clips (sourire) !

Ce devait être important pour vous d’y arriver car vous apportez toujours énormément de soin à vos clips : vous ne tournez jamais de vidéos banales, qui se limitent à montrer le groupe en train de jouer, vous élaborez des mises en scène plus ambitieuses…

Par le passé, on a demandé à nos fans quel type de clips ils aimaient voir, s’ils tenaient à voir de vrais petits films avec une intrigue ou alors, comme tu dis, des vidéos où on voit simplement le groupe jouer. Je dirais qu’on fait comme un mélange des deux, en cherchant un équilibre. Dans Dunes, on suit bien une sorte d’intrigue et, en parallèle, on peut nous voir tous les cinq avec nos instruments. De tous les clips qu’on a tournés, Queen Dies est un de mes préférés, même s’il s’avère trop expérimental pour beaucoup de metalleux (rires) !

Je trouve que l’expérimentation fait partie intégrante de votre travail, les clips comme la musique elle-même : l’ensemble fait appel autant au cœur qu’à l’esprit, aux émotions autant qu’à l’intellect…

Disons que c’est le propre du metal progressif de fonctionner comme ça, même si en écrivant et en composant, je ne me représente pas tellement les choses de cette manière. Dans le nouvel album, on a imaginé une histoire pour chaque chanson, l’ensemble formant un tout, un concept. Je sais que certaines personnes ont du mal à entrer dans notre musique et à la comprendre, mais pas les gens qui écoutent beaucoup de prog, qui n’ont pas peur d’être plongés dans un mélanges de styles. Et ce qu’on compose reste accessible, je trouve : il y a des groupes de metal prog qui sortent des albums beaucoup plus compliqués que les nôtres.

Je me demandais : comment le metal est-il perçu en Ukraine ? En France, ce n’est pas terrible, c’est un style musical qui est en général ignoré des grands médias et méconnu d’une large partie du public…

Il y a une communauté de fans et, depuis quelques années, beaucoup de groupes font leur apparition en Ukraine. Mais on n’entend jamais parler de metal dans les médias grand public. Pour l’instant, ça reste un genre quasi underground. Je trouve que la situation est plus enviable en France, où c’est une musique qui bénéficie de plus d’espace que chez nous. Je me suis rendue au Hellfest, par exemple — pas en tant que musicienne, mais en tant que spectatrice —, et j’ai trouvé que c’était un événement énorme comme on n’en verra jamais en Ukraine !

Nous parlions des clips à l’instant, mais l’album a une approche également très cinématographique de la musique. L’intro me fait songer à un plan large qui déploie tout un décor oriental, et lorsque la première chanson débute, c’est comme si on s’était d’un coup rapproché, et on est plongé dans l’action…

C’est tout à fait le genre d’images qu’on a envie de créer ! Notre musique, c’est une comme une bande originale de film qui accompagne les histoires que raconte l’album. Notre claviériste est le compositeur principal du groupe, et il est très amateur de bandes originales. C’est une passion qu’il aime faire partager, et c’est très perceptible dans l’album. La chanson The Golden Shell donne l’impression qu’on parcourt les allées d’un marché chinois, dans Camera Obscura on entend plusieurs fois le déclic d’un vieil appareil photo… On souhaite que l’écoute de l’album soit une expérience immersive, et si la musique fait surgir des images dans l’esprit de l’auditeur, on a atteint notre but.

Ce goût pour les ambiances et les sonorités du Moyen-Orient comme d’Extrême-Orient, d’où vient-il ?

Notre compositeur, Evgeny, adore depuis toujours les airs de musique du Moyen-Orient. C’est une musique qu’il trouve réellement singulière. Evgeny trouve qu’il n’est pas toujours évident de définir si l’air qu’on entend est triste ou joyeux, c’est une musique pleine de nuances, et c’est pour cette raison qu’il aime ces sonorités et qu’elles ont toujours été présentes dans nos albums. Sinon aucun d’entre nous n’a de racines orientales, mais cela n’a rien de surprenant : après tout, il y a plein de groupes qui incluent dans leurs compositions des sonorités celtiques, les groupes de folk metal par exemple, sans être pour autant eux-mêmes d’origine celte.

Et pas mal de groupes ont eux-mêmes inclus à leurs compositions des sonorités orientales, mais elles sonnent parfois comme de simples gimmicks, c’est un peu artificiel, tandis que dans votre cas, elles s’intègrent parfaitement à l’ensemble…

C’est vraiment qu’elles font partie intégrante de notre identité musicale, et dans le contexte de l’histoire que raconte l’album, avec une héroïne qui voyage du Maroc à la Chine, ces ambiances musicales orientales sont tout à fait à leur place.

L’héroïne en question a réellement existé, il me semble…

Tout à fait, il s’agit de Sofia Yablonska, une photographe et documentariste ukrainienne qui a voyagé aux quatre coins du monde, ce qui n’était pas courant du tout pour une femme de son époque [Sofia Yablonska est née en 1907 et a vécu une vie nomade avant de s’établir en France, à Noirmoutier, dans les années 1950 — NdR].

Le thème du voyage a l’air de te tenir aussi particulièrement à cœur…

Je me sens merveilleusement bien quand je suis en bord de mer, j’adore les vagues et tout ce qui a trait à l’océan, aux bateaux… Il y a quelques semaines, je suis allée en Suède au musée Vasa : le Vasa est un navire qui a coulé dans le port de Stockholm et qui a passé plus de 300 ans au fond de l’eau. Ils ont réussi à le remonter à la surface et c’est aujourd’hui la pièce centrale d’un musée. C’est le genre de visite qui me fascine et m’inspire, d’où la chanson Incurable Disease, qui parle de cette passion que j’éprouve pour le monde marin. À part ça, j’ai en effet pas mal voyagé depuis mon enfance, ce sont mes parents qui m’en ont donné le goût. Ça a été très compliqué pour moi de passer tant de temps assise à la maison pendant la pandémie, alors j’espère vraiment que mes plus grands et plus beaux voyages sont ceux qu’il me reste encore à accomplir.

Propos recueillis en mai 2023. Special thanks to Sarah-Jane Albrecht (Napalm Records Berlin).

L’album Dreams of Lands Unseen est sorti le 28 avril 2023.

Site officiel du groupe