L’histoire…
Kyle Mc Allister est le meilleur maître de jeu du moment. Malgré qu’il soit très éprouvé par le suicide d’un de ses anciens joueurs, il accepte de tester le nouveau jeu lancé par Andréas von Harbow, PDG de la société Final Soft. Ensemble, ils décident d’organiser la rencontre des meilleurs rôlistes du moment pour un test grandeur nature sur une île éloignée du continent. La quête : retrouver un grimoire traitant d’une race ornithomorphe oubliée, les stryges.
Pas loin de là, Quentin Froissard, un jeune garçon infirme, rêve d’étranges créatures. Dans la cave de sa nouvelle maison, il retrouve le journal de Maître Lacombe qui relate les aventures d’un certain Théodore von Harbow sur une île abandonnée. Très intrigué, il entame des recherches sur les évènements qui se sont passés là-bas. Une balade en mer avec ses parents adoptifs et deux invités de dernière minute le mène tout droit sur l’île en question. Mais là, les quatre rôlistes du départ ne sont déjà plus que trois : Stefan « gothic » Beauverger, rôliste surdoué « qui ne vit que pour mourir et ne sort que pour jouer », est cette fois bien mort et de façon très spectaculaire… Seuls restent Kyle, Talia et Michel. Alors qu’ils allaient prendre la décision de renoncer, ils découvrent le fameux Grimoire de Venoncius. Arrivés sur l’île, les parents adoptifs de Quentin se font sauvagement agressés, laissant le garçon orphelin. Quant aux deux « passagers invités », ils se révèlent de dangereux « psychopathes »…
Ce jeu à huit clos ne prendrait-il pas des tournures un peu trop réelles?

Khimaira: Le Maître de jeu aborde l’univers des stryges d’une façon différente des autres séries, avec des personnages peut-être plus proches de nous. Quelle est la logique de départ ? Comment avez-vous abordé l’univers des stryges dans le Maître de jeu ?
Grégory Charlet: Pour moi ça n’a pas été trop trop dur dans le sens où les personnages sont des personnages normaux. Ce ne sont pas des agents du FBI, des espions, des chevaliers. Ce sont des gens tout à fait normaux. Le but, c’était de mettre des gens normaux, face à des évènements pas normaux. En plus dans le Maître de jeu, ce sont tous des rôlistes qui, avec Quentin, vivent dans un imaginaire et l’imaginaire devient réalité. Donc là, il y a confrontation de mondes.

K: Quentin est doublement fragile, parce que c’est un enfant et parce qu’il est infirme. Comment avez-vous appréhendé cette fragilité du personnage ?
GC.: Pour moi Quentin n’a pas un caractère fragile. Il a un caractère de cochon. C’est « un petit con »… Mais c’est ce qui fait aussi qu’il est attachant. Il fallait qu’il soit mignon et généralement, il y a toutes les filles qui font « waouh waouh, il est super mignon, il a un petit fauteuil roulant, j’ai envie de le prendre sur mes genoux ».
Ensuite, il y a la fragilité du personnage qui est handicapé, qui a un besoin d’évasion. Et ça, c’est vraiment très bien amené de la part d’Eric. On a eu une bonne collaboration sur cette idée. C’est parce qu’il ne peut pas bouger ou très peu qu’il y a un intérêt éveillé chez Quentin. Ses activités étant limitées, Quentin a un grand besoin d’aventure. Il découvre le bouquin avec tout ce que ça entraîne derrière. Cela rejoint aussi le stryge (qui est la représentation d’un stryge par Quentin) dessiné comme je l’ai fait. Un moment j’avais fait des monstres mais je n’en étais pas content. Lorsque j’ai dessiné le stryge un peu femme, attirante, tout en étant sombre, j’ai voulu représenter l’attirance de la quête et en même temps les dangers alentours… Sinon, dans le premier tome du Maître de jeu, quand on regarde sur la dernière page, on voit vraiment Quentin enfermé dans son univers avec ses consoles, ses bd, ses dessins etc. Donc il y a ce besoin d’évasion et c’est ça qui va renforcer la fragilité du personnage. Un moment, il quitte son univers clos pour un univers qui n’est plus clos, lorsqu’il arrive sur l’île.

K: Faire reposer la série sur les épaules de Quentin, un enfant infirme peut être considéré comme un rude challenge, un défi…
GC.: Oui est non car il y a énormément de personnages dans le Maître de Jeu : Talia, Kyle, Michel… et tout le monde prend de l’importance à un moment ou à un autre. Quentin, c’est le fil conducteur. C’est peut-être lui qui a l’image du personnage principal mais en même temps Kyle pourrait l’avoir aussi. D’autres personnages ont su ressortir par rapport aux autres, comme Talia par exemple. Donc je crois que le challenge ne s’est pas posé. Ce sont des choses qui se sont faites d’elles même. Et puis on s’attache aux personnages, Eric aussi. C’est plus excitant de mettre en scène Quentin face à un danger que quelqu’un qui peut plus facilement réagir physiquement.

K: Andréas par contre est un personnage tout puissant et sans scrupule, à la tête d’une grosse entreprise. Comment avez-vous procédé pour représenter ce personnage ?
GC.: Pour moi, il n’est pas comme ça. C’est clair qu’il a une image de mec dur dans le tome 1. Mais après, j’ai beaucoup insisté auprès d’Eric et je vais continuer, pour ne pas en faire le personnage méchant, le « je vais faire du mal parce que je suis mauvais ». Ce n’est pas intéressant. Il faut que le personnage soit plus compliqué. J’aimerais bien aller un peu plus loin dans le relationnel entre Kurt et Andréas. Un moment ils en parlent, ils étaient potes, avec Kyle aussi, c’est « je me méfie de toi mais nous étions copains ». Il y a des choses à travailler autour. Pour moi, c’est un des personnages les plus intéressants en fait. Dans le tome 4, on va sentir qu’il est beaucoup plus attachant, il a beaucoup plus de faiblesses. En fait, je crois qu’il a un parcours qui est assez similaire avec son aïeul. Et ce qui sera intéressant, et ce que peut-être Eric développe un peu aussi, c’est le fait qu’il s’en rende compte, comme une sorte de malédiction familiale… Il va vers quelque chose d’inévitable, qui lui fait en même temps peur, et qui l’amène à commettre certains actes aussi.

K: On ressent autant dans le scénario que dans le dessin que cette entreprise, Final Soft, devait vraiment être imposante. Avec Andréas à sa tête, une personne prête à tout, était-ce là une façon de dénoncer une commercialisation ou une industrialisation à outrance ?
GC.: Il faudrait peut-être demander ça à Eric. C’est aussi pour le principe: c’est un PDG d’une société de jeux. C’est le business man. Il doit être impitoyable. Il doit gérer une société. C’est un peu comme un pays: il doit défendre son pays, il y a des gens qu’il fait vivre par sa société. Personnellement, je vois plus une chose comme ça. Je crois que ça colle très bien à la BD en plus : le Maître de Jeu. Comme disait Eric, il y a plein de maîtres de jeu : il y a toujours plein de mecs qui essayent de tirer les ficelles par au-dessus. Andréas envoie sur l’île les rôlistes et Kyle (qui est maître de jeu sur l’île), mais c’est un peu lui qui est le maître de jeu, qui contrôle toute la situation. Et en fait, on découvre qu’il est contrôlé lui-même par sa mère, qu’il suit le même parcours que son aïeul. Il y a toujours quelqu’un au-dessus. Il y a toujours ce rapport qui revient en fait.

K: La « violence » du scénario qui met en scène cet enfant couplée à votre graphisme riche en effets optiques font du Maître de Jeu la série la plus noire de cet univers des stryges. Etait-ce une volonté dès le départ ?
GC.: C’est aussi le dessin qui s’adapte à la BD. Si je veux faire une scène intimiste, une histoire d’amour, je ne vais pas faire un dessin noir avec des gens qui ont l’air tout le temps glauques et des éclairages par le bas. Disons que c’est adapté. Je veux faire une histoire et je me donne les moyens de raconter mon histoire. Et puis après, il y a des choix qui sont faits aussi. Je ne trouve pas que ce soit la série la plus noire de l’univers des stryges. Le Chant des stryges est aussi noir. Par contre, ce qui la rend plus sombre via le scénario, c’est le fait que ce soient des personnages auxquels on peut plus s’identifier. Ce ne sont pas des supers mecs avec des supers capacités. Ce sont des gens comme tout le monde. Je crois que la violence avant d’être dans le dessin, elle est dans le scénario : Quentin qui perd ses parents déchiquetés par un monstre, Quentin qui a failli mourir dans les tunnels, des gens qui doivent déterrer un cadavre à mains nues… Cela n’est pas du dessin, c’est du scénario. Moi mon but, une fois que j’ai lu le scénario, que je suis surpris, c’est de surprendre Eric graphiquement. J’ai pris aussi un principe visuel : faire un film d’horreur, un snash movie avec des couteaux, du genre Halloween… Et donc quand quelqu’un doit être tué, on le montre. D’un autre côté, cela peut-être beaucoup plus dur visuellement de cacher des images parfois. Parce qu’on a un imaginaire qui va s’installer, si on amène quelque chose de terrible, et bien on va imaginer ce qu’il y a de plus terrible. Là, j’impose aussi un visuel, ce qui fait en même temps le côté second degré. La moitié des morts sont à moitié exagérés. Comme le pilote d’hélicoptère dans le tome 3 : il est mort mais il y avait aussi ce côté humour noir que je voulais amener…

K: Dans le dessin on remarque aussi une forte emprunte du manga. En quoi cette culture constitue une source d’inspiration ou d’influence dans votre travail ?
GC.: Il n’y a pas une influence directe. Ce n’est pas « j’aime bien Otomo donc je vais faire du Ottomo » etc. Ce qui est un peu dommage par rapport au manga, parce qu’actuellement ça marche bien, c’est que beaucoup de jeunes font du sous-manga : « je dois faire des gros yeux », etc. Il n’y a pas une recherche personnelle. Le dessin est un peu une recherche de soi-même. Je n’ai jamais dessiné « comme » mais mes influences sont très manga (j’ai grandi avec Albator: « génération Albator, Goldorak et compagnie ») et forcément, c’est resté. J’ai une facilité de lecture au niveau des mangas et des comics que je n’ai pas au niveau d’une BD franco-belge en fait. Donc, j’ai plus tendance à m’axer vers une sortie manga… ou alors des bandes dessinées un peu graphiques. C’est ça qui est rigolo d’ailleurs. Il y a une espèce d’école graphique, qui n’est pas du tout novatrice non plus, mais par rapport à laquelle j’ai une facilité au niveau du dessin. Parce que là, en tant que dessinateur, je vois où le dessinateur veut en venir peut-être. Enfin, j’ai une sensibilité qui est plus accessible pour quelqu’un qui a un bagage au niveau du dessin je pense. Quand on voit Kabbale aux éditions Dargaud, cela se sent même au niveau du scénario. La façon dont c’est amené. Les gens trouvent qu’il y a un petit quelque chose en plus du côté graphique. Et surtout au niveau de la façon de découper, je trouve qu’il y a quelque chose en rapport avec le film, une narration plus « cinéma », plus « dessin animé », ce que je ne peux pas faire avec le Maître de Jeu par exemple.
Tout cela reste toujours inscrit dans mon dessin, même de façon digérée. C’est ce que j’appelle « les influences digérées », c’est-à-dire : on a des influences à la base mais on les a avalées, on ne cherche pas à copier, on cherche juste à faire ce qui a en soi sans réfléchir vraiment.

K: Quelle est votre vision globale de l’univers des stryges ?
GC.: Je n’ai pas de vision du stryge. Mes personnages ne sont pas confrontés aux stryges, ils sont confrontés à des espèces de fœtus à moitié momifiés. Ce que j’ai montré visuellement, c’est la représentation du stryge par Quentin. D’où le côté attirant, ambigu, du stryge, comme je l’expliquais auparavant. Cela représente une espèce d’espoir, de quête, d’aventure. C’est symbolique. Dans l’univers, ce n’est pas réaliste. Si on s’amusait à faire un bestiaire et à détailler physiquement ce qu’est un stryge (son nombre de dents, sa corpulence moyenne etc.), l’image de Quentin serait complètement à côté. C’est une représentation de l’imaginaire et c’est une représentation purement symbolique.

K: Alors que dans le Chant des stryges, on ressent peut-être plus les stryges comme des créatures célestes, dans le Maître de Jeu, on ressent plutôt les stryges comme des créatures « souterraines ». Est-ce que nous pourrions voir là une dualité, opposition Dieux/Démons ?
GC.: Moi je ne pense pas. Je n’ai pas ressenti le côté divin de la chose. Dans le Chant des stryges, cela se termine aussi dans des catacombes. Le côté aérien n’est pas du tout développé. C’est plus comme des espèces de gardiens. Comme dans les Comics, il y a le gardien, quelqu’un qui est sur la lune et qui se contente d’observer. Et moi je les vois plus comme ça : ils observent et à un moment, il y en a qui veulent intervenir, d’autres qui ne veulent pas. Ce qui résumerait un stryge pour moi c’est « celui qui était, qui est, et qui sera ». Avec un rôle qui n’est pas forcément très défini. A mon avis, ils n’ont pas la réponse à ça non plus. Ce sont plus les gardiens, les raconteurs de l’histoire de l’humanité, avec forcément ce côté caché. En plus, dans les stryges, il y a différents stryges…

K: Armaggedon, le meilleur ami de Quentin, diffuse les infos sur l’étrange histoire découverte par Quentin dans son fanzine. Que pensez-vous des fanzines en général ?
GC.: Je n’ai pas d’avis particulier. J’ai des amis qui en ont fait. Je trouve ça sympathique mais je ne suis pas non plus pour une mise en avant du fanzine. C’est à dire, le fanzine comme la seule vérité et tout ça, non, je n’y crois pas. Il y a des gens qui ont des mentalités comme ça : « moi je suis un fanzine, vous ne comprenez rien avec votre bd « à la con » que vous vendez à autant d’exemplaires ». Il faut être réaliste. Je crois qu’un fanzine n’est pas forcément non plus une étape avant une quelconque grande publication. Un fanzine ça doit être un pur plaisir, comme la personne qui fait de la peinture à l’huile. Le but ce n’est pas d’être Van Gogh ou faire des expos partout. Faire un fanzine c’est d’abord et avant tout un plaisir et cela doit le rester.

K: Quelle est la qualité première de Corbeyran en tant que scénariste ?
GC.: Au sens positif du terme, c’est une machine. Il va pondre un scénario carré, qui tient, bien ficelé, bien travaillé, avec des petites « pétouilles » forcément parce que 46 pages à gérer d’un coup, ce n’est pas évident du tout. Et il s’en tire souvent super bien. Donc ça, c’est sa grande qualité. Même vis à vis d’un dessinateur, il y a des mecs qui ont besoin d’avoir un truc qui tombe. S’il arrive un retard avec Eric, ce sera vraiment super rare. Il n’y aura jamais de problème au niveau d’une avancée d’histoire, il aura toujours des idées. Il est très fécond au niveau des idées, c’est aussi quelque chose de très positif. La volonté de travailler avec des jeunes aussi, c’est très très bien. Il est arrivé à se mettre en avant en tant que scénariste sans travailler avec des gens super connus. Lui, ce n’est pas le but. Il veut raconter ses histoires.

K: Dans Kabbale, vous êtes au scénario et au dessin. Vous sentez-vous aussi à l’aise dans les deux rôles?
GC.: Pas à l’aise car j’ai déjà quatre albums dessinés. Donc côté dessin, il y a vraiment des questions que je ne me pose plus. Maintenant, le but c’est de me surpasser. Il y a encore des choses qui ne tiennent pas, forcément, mais il n’y a plus de prise de tête. Tandis qu’au scénario, j’ai tout à apprendre quasiment. Enfin pas tout à apprendre puisque j’ai réalisé un premier album, donc je sais qu’il y a au mois une chose ou deux qui tiennent. Je dirais que je suis beaucoup plus à l’aise au niveau du dessin mais que je suis plus motivé au niveau du scénario. J’ai vraiment envie de raconter des histoires.

K: Peut-on parler de présence du fantastique dans Kabbale ?
GC.: Dans Kabbale, le fantastique est là mais c’est plus un fantastique entre Akira et Lynch. Donc, ce n’est pas du tout la même chose. Il n’y aura pas de petites fées, etc. Dans Kabbale, le fantastique est abordé suivant deux angles: un plus fantastique/SF voire paranormal, l’autre très symbolique. Tous les passages où le personnage rêve et où il est confronté à un univers qui peut-être existe, peut-être n’existe pas. Et ça, c’est de la féerie et du fantastique. C’est de l’introspection dans un personnage, c’est de la féerie propre à tout le monde peut-être. C’est du fantastique sans implication physique. C’est un personnage qui vient et qui va parler à un autre personnage qui n’existe peut-être pas. Il fait avancer l’histoire, c’est un élément de l’histoire mais il ne va pas y avoir d’interaction. C’est plus un esprit un peu lynch, c’est une touche de fantastique qu’on peut enlever de l’histoire. Mais si on l’enlève, il n’y a plus le charme. C’est plus un côté féerie, rêverie qui aide à faire pénétrer une atmosphère.