Khimaira: A l’origine de cet univers des stryges, vous vous êtes inspiré d’un livre de Peter Mackenzie : Contact & Inducement. Pourrions-nous comparer cette oeuvre de Mackenzie au Nécronomicon d’Abdul Alhazred chez Lovecraft?
Eric Corbeyran: Oui, avec une différence de taille quand même : le Contact & Inducement existe vraiment. Je suis d’ailleurs en train d’en achever la traduction. Je projette même de le rééditer un jour, pour que nos lecteurs puissent avoir le loisir de le feuilleter entièrement plutôt que d’en grignoter des morceaux choisis dans les pages de garde des albums. S’il fallait faire une comparaison avec le Necronomicon, je crois que le « Grimoire de Venoncius » (découvert par Talia dans le Maître de Jeu) serait plus à même d’assumer ce rôle. Nos lecteurs découvriront la genèse de ce manuscrit particulier dès les premières pages du tome 8 du Chant des Stryges…

K: Comment réagiriez-vous si d’autres auteurs s’inspiraient de l’univers des stryges pour le développer à la manière de Robert Bloch ou August Derleth pour l’œuvre de Lovecraft?
EC: Pourquoi pas ? Un univers, c’est fait pour ça, pour être utilisé, sinon, il disparaît. Chacun voit les choses à sa manière et enrichit le postulat de départ, c’est très intéressant. Lorsqu’on pose un univers, on propose un cadre codifié, à l’intérieur duquel on peut raconter des centaines de récits. C’est d’ailleurs déjà un petit peu ce que nous faisons lorsque nous publions le Maître de Jeu ou le Clan des Chimères, et bientôt les Hydres d’Arès.

Les stryges, créatures mystérieuses…

K: Le Petit Robert définit les stryges comme des créatures mi-femmes, mi-chiennes. De nombreux textes anciens décrivent les stryges comme des êtres mi-femmes, mi-oiseaux. Vous en faites des créatures plutôt masculines qui tiendraient plus de la chauve-souris. Y a-t-il une raison particulière à ce glissement d’images?
EC: Donner des noms aux choses, aux plantes et aux animaux, les classer par espèces, par familles, par ordres, etc., c’est la manière qu’ont choisi les hommes pour comprendre, organiser et maîtriser leur environnement. Pour leur donner une place à nos côtés, il nous a donc bien fallu, nous aussi, nommer ces monstres ailés. Nous avons choisi le mot « stryge » non pas pour sa définition encyclopédique (trop limitée) mais pour ce qu’il représente dans la mythologie, à savoir l’ancêtre des sirènes (qui n’avait pas l’allure de poisson dans l’antiquité mais plutôt d’êtres ailés) et l’ancêtre des lamies (donc du vampire). Quant au sexe, il n’est pas envisageable qu’une espèce puisse se reproduire exclusivement avec des éléments féminins. Nous avons donc joué la carte de la mixité. Pour finir, les chauves-souris ont des ailes de cuir, tandis que nos stryges – à l’instar des anges – sont équipés de plumes (à l’inverse des anges, elles sont noires). Peut-être existe-t-il une race de Stryges albinos qui possède des ailes blanches, qui sait ?

K: « Les stryges sont vampires, et quiconque les croise en vient à douter de sa propre peur… Car les stryges sont sirènes, et quiconque les écoute meurt… ». Pouvez-vous nous expliquer ces rapprochements?
EC: C’est très simple. Comme je l’ai dit précédemment, la « souche mythologique » des Stryges a donné naissance à deux branches maîtresse : celle des sirènes et celle des vampires.
Nous n’avons pas voulu privilégier l’une par rapport à l’autre car les deux pistes nous semblaient également intéressantes. D’un côté, il y avait le « chant » des sirènes dont personne ne sait si c’est la mélodie ou le contenu qui rendait fous ceux qui les écoutaient. Et d’autre part, il y avait une connotation fortement « vampire » dans le fait de se faire « absorber » sa volonté et son libre arbitre par une créature qui se « nourrit » de ça.
Du coup, avec ce mélange, nous créons un monstre original, aux caractéristiques « nouvelles », parfaitement définies mais faisant appel à des références que tout le monde connaît.

K: Dans le tome 3 du Chant des stryges un de vos personnages parle des stryges comme des « êtres aux ailes sombres (qui) apportent la mort avec eux » mais aussi comme des « oiseaux noirs (qui) sont considérés comme sacrés ». Alors, les stryges, Dieux ou Démons?
EC: C’est toute la question. Pour l’instant, c’est vrai que nos personnages, tout du moins dans le premier cycle, sont confrontés à un phénomène très ancien mais totalement nouveau pour eux et relativement effrayant. C’est leur conception du monde qui s’en trouve remise en cause ! Mais il faut admettre qu’ils ne découvrent ce phénomène qu’à travers le prisme déformant de ce qu’on veut bien leur en dire. Ils possèdent donc des infos, que le lecteur partage avec eux, mais ils n’en savent pas long sur ces créatures et ce qu’ils savent n’est peut-être pas l’entière vérité. Qu’on se rassure, ils vont en découvrir un peu plus dans le second cycle…

K: Au-delà du complot, c’est plutôt la notion du destin qui prédomine la série. Serions-nous tous manipulés? Les stryges seraient-ils maîtres de notre destinée? En fait c’est toute une mythologie que vous réinventez…
EC: Ce n’est pas vraiment une question, mais je suis heureux de l’entendre. En fait, depuis 97, nous attendions que ce genre de commentaire soit prononcé, ça n’a pas été le cas. Vous êtes les premiers. Merci…

K: Pour vous, tous les mythes ont une réalité?
EC: C’est évident. A côté de ça, depuis Philip K. Dick, j’ai aussi appris à me méfier des rivages de la réalité…

Les stryges au cinéma…

K: Dans le Chant des stryges, il y a clairement des références cinématographiques : X-Files, Pulp Fiction, L’Antre de la Folie… Ces références au cinéma américain sont-elles voulues dès le départ où se sont-elles imposées d’elles-mêmes par la suite?
EC: Ce sont des clins d’oeil, histoire de se faire plaisir. Nous aimons la BD, le cinéma, la littérature, la musique. Toutes ces influences se mélangent. Une fois la trame en place, rien ne nous empêche ensuite d’agrémenter la sauce à notre convenance. Il faut se ménager des espaces, ne pas verrouiller ce qui n’a pas besoin de l’être…

K: Le Chant des stryges, est-ce la série la plus apte à être adaptée au cinéma? Seriez-vous enthousiaste à ce genre de projet?
EC: Il me semble que le Chant des Stryges est typiquement le genre de projet qui se prêtait davantage à un développement pour la télé. Nous n’en sommes pas là, mais si l’occasion se présente, nous la saisirons avec plaisir et détermination.

K: Et quel(s) réalisateur(s) préfèreriez-vous pour cette adaptation: John Carpenter, Tony Scott, Neil Jordan ou Coppola?
EC: J’adore Carpenter. Je pense qu’entre ses mains, le sujet serait en sécurité.

K: Pour la bande originale, quel chanteur, groupe ou compositeur choisiriez-vous?
EC: J’attends des propositions…

K: L’élément commun : le mystère autour des stryges (et quelques objets qui passent d’une série à une autre comme le tableau peint par un homme frappé de démence après avoir vu un stryge). Mais des époques différentes et quatre manières d’exploiter les stryges au niveau de la narration…Comment expliquez-vous vos choix?
EC: La première étape était de créer un véritable univers, suffisamment crédible, riche et ouvert pour pouvoir servir de toile de fond à une multitude de récits. Ensuite, l’angle d’attaque pour chaque récit est une question d’inspiration, de motivation. Je suis fasciné par le Moyen Âge, j’avais déjà abordé cette époque dans mes deux premières séries (Les Griffes du Marais et Le Marchand de Temps) mais je n’ai pu achever ni l’une ni l’autre pour différentes raisons indépendantes de ma volonté. Du coup, on peut dire que la frustration a été l’un des rouages essentiels du Clan des Chimères. Pour ce qui est du Maître de Jeu, j’ai été un peu rôliste plus jeune, et j’avais très envie de mettre en scène quatre joueurs confrontés à un jeu qui n’en est pas un. Quant à la série qui sera animée par Marc Moreno, Les Hydres d’Arès, après avoir exploré le passé et le présent de ces créatures, il s’agissait très logiquement d’ouvrir un peu les perspectives et de traiter leur futur (et le nôtre par la même occasion). Peut-être d’autres séries viendront-elles un jour rejoindre la galaxie « Stryge », mais nous n’en sommes pas encore là. Nous préférons pour l’instant terminer ce qui a été commencé, et puis s’interroger sur l’intérêt de poursuivre. A ce moment-là, si le public en veut encore, nous travaillerons dans d’autres directions, sur d’autres aspects de l’univers…

K: Pour chaque série, un dessinateur différent. Comment avez-vous effectué le choix d’un illustrateur précis pour chacune des séries? Son style? Ses antécédents? Le hasard?
EC: J’ai proposé le Maître de Jeu à Charlet car son style graphique m’intéressait. Quant à Michel Suro, je le connaissais depuis longtemps. Nous avions déjà bossé ensemble et essayé de placer des projets qui n’ont abouti nulle part. Michel est parti dans d’autres directions et il est revenu me voir récemment au moment où je cherchais quelqu’un pour le Clan des Chimères. Il a été emballé par l’histoire car le Moyen Âge est une de ses passions.

K: Quel avenir pour les stryges?
EC: Les albums se vendent plutôt bien, mais je préfère ne rien pronostiquer. De toute façon, vous savez bien que ce sont eux qui manipulent les fils du destin…