Après Sillage, voici le tour de Donjon, autre série-phare de l’éditeur Delcourt, de souffler ses 10 bougies. Commencée presque comme une farce, cette parodie d’heroic-fantasy a rapidement trouvée son public et multipliée les spin-offs, devenant une véritable saga sur plusieurs générations. Les auteurs, Joann Sfar et Lewis Trondheim, ont même défrayé la chronique en annonçant qu’ils prévoyaient 300 tomes. Coup de bluff ou ambition démesurée, toujours est-il que 10 ans après, Donjon continue allègrement son chemin sans s’essouffler (mais épuisant tout de même quelques dessinateurs au passage) et en affichant près d’une trentaine de tomes au compteur. Petit état des lieux.

 

Comme le reconnaît aisément Lewis Trondheim, la série Donjon n’avait au départ pas beaucoup d’atouts pour en faire un succès. Série d’humour avec comme protagonistes des animaux humaniformes, auteurs issus du monde de la BD indépendante (assez mal considérée par le grand public à l’époque), références très marquées au monde du jeu de rôle, en effet le public potentiel n’était à priori pas très large.

Pourtant le concept plaît et le premier tome, dessiné par Trondheim, se voit rapidement pourvu d’une suite. Mais le principe de Donjon n’est pas de s’appuyer sur ses seuls héros, aussi lorsque l’envie prend à Sfar, frustré d’être cantonné au scénario, de se frotter un peu au dessin dans cet univers, c’est tout naturellement qu’une seconde série voit le jour, située dans le futur et avec une ambiance beaucoup plus sombre, plus désespérée: Donjon Crépuscule. Le puzzle commence alors à se mettre en place, avec des éléments se répondant d’une série à l’autre. Mais comme toute histoire a une fin, elle a aussi un début et, suivant la mode des préquelles, voici donc Donjon Potron-minet qui débarque, avec Christophe Blain (Le Réducteur de Vitesse, Isaac le Pirate) au dessin, racontant la jeunesse du maître de donjon de la série-mère (rebaptisée pour l’occasion Donjon Zénith, afin de garder l’analogie avec les phases du jour).

Bref, la saga Donjon s’étale maintenant sur trois séries: Potron-Minet (démarrant au tome -99), Zénith (à partir du tome 1) et Crépuscule (continuant au-delà du tome 101). Cette numérotation particulière donnera naissance à la boutade selon laquelle chaque série devrait donc comprendre 100 albums.

Peu de sagas peuvent s’enorgueillir d’une aussi bonne santé, mais visiblement les deux auteurs fourmillent d’idées concernant leur univers, puisque qu’une quatrième série vient rejoindre la trinité de base: Donjon Monsters. Très différente des autres, Monsters n’a pas de continuité propre, chaque tome sera indépendant et viendra «boucher un trou» dans l’histoire de Terra Amata (c’est ainsi que se nomme le monde de Donjon). Et pour marquer encore un peu plus l’identité «indépendante» de chaque albums, ce sera un artiste différent qui prendra à chaque fois les rênes du dessin. On a pu ainsi voir Mazan, Andréas, Yoann ou Kéramidas (pour n’en citer que quelques-uns) jouer, le temps d’un épisode, un morceau de la partition Donjon.

Les albums se multiplient donc et le succès ne se dément pas, des sites consacrés apparaissent sur Internet, les forums regorgent de conversations donjonnesques, bref c’est la gloire. Mais avant de se retirer aux Bahamas avec la fortune qu’ils ont gagné, les auteurs avaient travaillé sur un projet d’adaptation en dessin animé, ayant hélas avorté. Les scénarios écrits à cette occasion (différents des albums parus) serviront de base à la dernière série, Donjon Parade. Encore une série? Les critiques fusent et le premier tome sera malicieusement intitulé «Un Donjon de trop». Cette fois, c’est Manu Larcenet (Retour à la Terre, Le Combat Ordinaire) qui est chargé de la partie graphique.

A ce jour, pas d’autre nouvelle série en vue, mais le portrait de famille ne serait pas complet si l’on passait sous silence la parution d’un jeu de rôle, Donjon Clefs en Mains, paru également chez Delcourt, permettant aux joueurs de vivre des aventures sur Terra Amata. Mais cette initiative, boudée par le public, n’a, hélas, pas connu de suite.

Derniers développements en date, c’est une véritable valse des dessinateurs qui a secoué le petit monde du donjon. Le couple Kerascoët (Miss Pas Touche) a remplacé Sfar au dessin de Crépuscule sur les deux derniers tomes, mais laisse désormais sa place à Obion (Le Déserteur, Vilebrequin). Boulet (Womoks, Raghnarok), artiste issu du magazine Tchô, est en charge du graphisme sur Zénith depuis deux tomes également. Et Christophe Gaultier (Le Cirque Aléatoire, Guerres Civiles) prendra, lui, la place de Christophe Blain sur Potron-Minet. Quant à Donjon Parade, Larcenet a annoncé qu’il abandonnait la série, mais on ne sait pas encore si elle continuera sans lui.

Evidemment, après 10 ans d’une histoire aussi riche, aborder l’univers Donjon ne semble, de prime abord, pas évident et un nouveau lecteur se posera légitimement la question «Par où commencer?». En fait, hormis Monsters qui est plus une suite de one-shots qu’une véritable série, chaque époque peut se suivre indépendamment.

Le fil rouge de toute la série est évidemment le fameux donjon, propriété de la famille Cavallère. Ce château est l’archétype des forteresses dont regorgent les scénarios de jeux de rôles (et maintenant les jeux vidéo): un ensemble de salles et de tunnels, peuplés de multiples monstres et parcourus par des aventuriers cherchant à récolter les trésors que le lieu recèle. Seulement ici, le donjon n’est pas un lieu oublié des hommes et des dieux, mais plutôt une juteuse entreprise tenue d’une main de fer par Hyacinthe de Cavallère, celui que l’on nomme le Gardien (à l’époque Zénith) et dont les monstres sont justes les employés.

La particularité de Donjon est de ne pas avoir de héros principal. Le véritable héros, c’est le monde lui-même, dont on découvre des tranches de l’histoire au fil des séries. Ici, point d’élu à la destinée grandiose ou de prophétie attendant depuis des millénaires de s’accomplir pour laisser le monde en paix pour les siècles suivants. Non, chaque personnage a sa propre destinée (qui n’est pas forcément de sauver le monde) et les histoires n’ont pas réellement de fin, comme dans la vraie vie en somme. Donjon est comme un gigantesque puzzle dont on rassemble peu à peu les pièces au fil des albums. Ainsi on pourra suivre l’évolution de certains héros secondaires de façon non chronologique sur plusieurs séries (Le professeur Cormor est l’exemple-type du personnage dont on découvre l’importance au fil des parutions). Paradoxalement, c’est cette absence de focus sur un événement particulier qui rend particulièrement vivant le monde de Terra Amata.

L’autre élément important de la saga, c’est l’imprévu. Chaque épisode est le théâtre de surprises et de retournements de situations (dans lesquels on sent d’ailleurs la volonté malicieuse des auteurs de se mettre eux-mêmes en péril, comme un défi du genre «et après ce qu’on vient de raconter, comment va-t-on pouvoir rattraper la sauce plus tard?»). Hormis surprendre en permanence le lecteur, ce qui est déjà de bon aloi, ce parti-pris de l’inattendu permet de casser (ou du moins contourner) bon nombre de clichés propres aux récits de fantasy.

Ce sont sans doute ces deux ingrédients qui assurent le succès de Donjon, mais aussi la galerie de personnages, drôles et attachants, et aussi l’humour, toujours présent sans être vulgaire, et aussi les dessins, et aussi la régularité des parutions, et aussi… et aussi… Bref, vous l’aurez compris, quelque soit le bout par lequel on l’aborde, Donjon est un ensemble d’excellentes séries individuelles, mais qui prend encore plus de saveur dévoré de façon globale.

Bon anniversaire, Donjon, et à dans 10 ans!