En matière d’invasion de zombies ou d’infectés au cinéma, on croit avoir tout vu, mais Garth Ennis et Jacen Burrows, les auteurs de ce comics, se chargent de nous montrer ce qu’on n’imagine pas découvrir un jour sur grand écran (ni même tard, une nuit, sur un écran de TV). Le décor des premières pages nous est familier : un « diner » tout ce qu’il y a de plus commun aux US, avec les banquettes en skaï et la serveuse qui vient régulièrement remplir votre tasse de café. Et soudain, un type pénètre dans le resto, rictus fou, regard carnassier, et il balance une section sanguinolente de colonne vertébrale sur le comptoir chromé. Ce n’est pas un canular : contaminé par un virus qui attise les pulsions meurtrières et fait sauter toute barrière morale, l’individu s’apprête à mettre en pièces le cuistot qui se demande bien à qui il a affaire. Et ce n’est qu’un aimable préambule : à l’extérieur, déjà, l’épidémie fait rage, elle se répand dans la population telle un raz-de-marée.

Qu’est-ce qui fait le propre de l’être humain ? La pleine conscience de soi et des autres, qui motive le respect et l’amour du prochain, et fonde la civilisation ? Ou bien des instincts barbares primitifs, enfouis dans les strates invisibles du subconscient mais qui n’auraient pas besoin de grand-chose pour rejaillir à la surface ? La question morale et philosophique est en soi passionnante et elle sous-tend l’œuvre dont nous parcourons ici les pages d’un regard effaré. Démarrant sur les chapeaux de roues, le récit divise les personnages en deux camps très inégaux, avec d’un côté quelques survivants cherchant où se réfugier (le portrait de groupe est riche en surprises et passionnant), et de l’autre les infectés, meurtriers, tortionnaires et violeurs, poussés par une rage sanguinaire qui, cela dit, n’altère en rien leurs facultés intelligentes : calculateurs et pervers, les monstres restent des humains et sont toujours doués de parole, même si elle leur sert essentiellement à déverser une logorrhée de menaces et d’insanités à l’encontre de leurs proies.

« Crossed est le récit le plus extrême et le plus dérangeant que j’aie jamais écrit », confesse le scénariste britannique Garth Ennis qui a manifestement, lui-même, fait fi de toute inhibition (ou presque : bien que les infectés soient mus par une sexualité dévoyée, le récit ne verse pas ouvertement dans la pornographie). Servie par un dessin et des couleurs somptueux, l’histoire ne recule jamais devant l’outrance, frappant l’œil autant que le cœur : les héros martyrisés souffrent dans leur chair et dans leur âme, devant faire le deuil impossible de leurs proches massacrés, enfants comme adultes, souvent sous leurs yeux et dans des conditions abominables. Et à moins d’être trop sensible (sincèrement, les amis, je sais que je me répète mais plusieurs planches sont vraiment obscènes, alors attention les yeux !), on dévore chapitre après chapitre cette superbe réédition en œuvre intégrale (Crossed a été publié une première fois en France en 2011, en plusieurs volumes).

En librairie depuis le 22 mai 2019.