L’utopie. Un mot bien utilisé de tous temps et aujourd’hui encore. Mais qu’est-ce que l’utopie? Et quelles ont été les grandes utopies de ce millénaire? Voilà quelques questions auxquelles nous tenterons de donner une réponse dans cet article.

Une définition

On pourrait d’abord définir l’utopie comme une représentation imaginaire d’un idéal social. L’utopie, qu’elle revête la forme d’un paradis perdu, d’un monde ignoré ou d’une planète enchanteresse, d’une théorie philosophique ou d’un système de règles pour une vie communautaire, n’a en réalité qu’un seul objet, celui de désigner un système de vie idéal.
Mais sur quoi s’établit cette recherche utopique ? Plusieurs aspects dans les récits utopiques se ressemblent. D’abord, il s’agit presque toujours d’une critique de la société existante et d’une recherche de comment y résoudre les problèmes. Ensuite, les lieux décrits prennent l’aspect de sociétés rigides où chaque place est déterminée et, au fond, où rien n’est laissé au hasard. Pas si bien que ça les utopies ? Certains le pensent, puisqu’en recherchant le bien de l’Humanité, elles condamnent le plus souvent les libertés individuelles.

A l’origine…

Dans l’Antiquité, l’utopie était considérée comme passée. L’Âge d’or était derrière nous. C’était l’époque où les hommes étaient des dieux. Le temps est alors perçu comme éloignant les hommes de cet idéal. L’ancienne Athènes, les mythes de l’Atlantide et des paradis perdus (comme l’Eden) tournent autour de ce thème de l’Age d’or, du passé merveilleux où l’homme ne manquait de rien et baignait dans le bonheur. Mais déjà, chez Platon, on peut relever un aspect négatif dans la recherche utopique. Pour arriver à une société idéale, il faut impérativement éradiquer tous les problèmes. Ainsi par exemple les enfants nés difformes sont simplement « éliminés ». Est-ce bien là le portrait d’une société idéale ? C’est au 16ème siècle que Thomas More (1478-1535) invente le mot « utopie ». Ce néologisme fut formé à partir du grec ou-topos qui signifie « nulle part » (d’autres ajoutent encore eu-topos qui signifie « lieu de bonheur »). Le mot définit admirablement bien ce qu’est l’utopie: un lieu étranger à notre monde et donc inaccessible, mais un lieu où le Bonheur est accompli. Thomas More dans son livre Utopia, va décrire les mœurs des habitants de l’île d’Utopie et ainsi tracer la vie idéale. La construction de son île imaginaire s’oppose déjà au niveau du langage au monde réel.

Prenons par exemple le nom du roi Ademus (sans pouvoir) ou encore le fleuve Anhydris (sans eau). Tout y est nommé comme irréel, contraire. C’est comme si notre humaniste s’était acharné à créer un monde opposé à celui qu’il connaissait et qui l’avait tant déçu… Sur l’île d’Utopia, l’argent n’existe pas, les gens se servent en fonction de leurs besoins. Il règne un climat de confiance totale et donc les habitations sont dépourvues de serrures. Les rues sont désertes de mendiants comme sont déserts les foyers de personnes inoccupées (des journées de 6 heures permettent le travail pour tous!). Enfin, pour combattre l’oisiveté qu’engendrent les habitudes, chaque habitant est obligé de déménager tous les dix ans… Voilà quelques aspects d’Utopia, la plus « merveilleuse » des cités !

Progrès scientifique = progrès social

Par la suite, une foule d’auteurs vont reprendre ce thème de l’utopie. Francis Bacon (dans la Nouvelle Atlantide, 1627) par exemple, va décrire une cité idéale, Bensalem, dirigée par des savants secondés de techniciens. C’est ici une nouveauté dans les récits utopiques. Ce qui est au centre de la recherche du bien de l’Humanité est le progrès scientifique. Cyrano de Bergerac décrira lui dans son Etats et empires de la lune (1657), un peuple vivant étrangement, grâce aux inventions venues améliorer leur condition. Une arquebuse spéciale sert à abattre des alouettes qui, touchées tombent toutes rôties, on y découvre des villes mobiles, des maisons sur roues, etc.

 

Egalité, fraternité…communauté !

Au 18ème siècle s’ancre dans les récits utopiques l’idée d’égalité. Pour Montesquieu, Diderot ou encore Morelly, le but recherché est une société égalitaire. Morelly allant jusqu’à désigner le luxe comme l’ennemi, l’homme ne devant travailler que pour subvenir à ses besoins, tout excès ne menant qu’à la perte de l’égalité recherchée entre tous les hommes. Un autre penseur, Dom Deschamps, exige pour conduire à l’égalité, de supprimer tout ce qui crée des différences. Aussi bien le système de propriétés privées que les Arts et Sciences ! Seules les connaissances agricoles devront être préservées, pouvant à elles seules aider à nourrir les hommes. La campagne est alors le lieu tout désigné pour vivre cette utopie, la ville étant un lieu de perdition. Mais cette idée de bonheur campagnard va vite être oubliée avec l’apparition des machines et l’ère industrielle qui s’ouvre aux gens de la fin du 18ème siècle. Les inventions, le haut rendement économique et la prospérité de l’économie occidentale vont mener à changer les visions utopiques. Le bonheur n’est plus dans le passé mais dans l’avenir. Du même coup, l’utopie n’est plus inaccessible, elle devient possible et l’homme se doit de la réaliser. Rousseau définira l’homme comme un être par nature perfectible, donc l’utopie n’est plus un rêve mais une promesse. Vont alors se développer de nombreuses théories que l’on peut qualifier d’utopiques. Le lieu insulaire, presque irréel va disparaître en faveur d’un futur prospecté. Déjà, au temps de la révolution française, des architectes comme Ledoux ou encore Boullée vont s’illustrer par leur imagination venant concrétiser des idées utopiques. Les bâtiments sont pensés en terme de fonctionnalité. Toute construction doit ressembler à sa fonction (pour plus de détails, voir l’article sur l’architecture et l’utopie). Parmi toutes les théories (dont le socialisme et le communisme) citons celle de Charles Fourier (1772-1837). Ce dernier parle d’attraction passionnelle. Il avance une théorie compliquée selon laquelle chaque être en lien avec l’univers a sa propre caractéristique et c’est tant mieux. Cela permet certaines combinaisons. Il existe 13 passions qui aboutissent à 810 combinaisons représentant la perfection communautaire. Fourier propose que des communautés qu’il nomme des phalanstères ou phalanges s’établissent selon ces règles de combinaison passionnelle. Victor Considérant, Zoé Gatti de Gamond, Albert Brisbonne s’y essaieront, apportant leurs variantes…tous échoueront à construire leur cité utopique.

Utopie ou contre-utopie ?

Mais en définitive, l’utopie se révèle être un projet pour le moins tyrannique. Elle ne peut se penser sans la suppression de certaines libertés individuelles. Penser le collectif exige des sacrifices. (voir les encadrés gris qui reprennent quelques œuvres mettant en scène des univers utopiques, désignant leurs faiblesses, leurs défauts et leur cruauté). La fin du 19ème siècle et le 20ème siècle vont curieusement voir une réaction assez violente face aux utopies antérieures. Wells dans « Machine à explorer le Temps » (1896), Bradbury dans « Farhenheit 451 » (1953) ou encore Huxley dans « le meilleur des mondes » (1932) pour ne citer qu’eux font partie du courant contre-utopique qui va se développer tout au long du 20ème siècle. Une critique dure vis-à-vis des paradis sociaux qu’étaient sensés représenter les utopies. Surtout, ces auteurs vont dénoncer les recherches abusives du Bonheur ou la privation tyrannique des droits individuels pour le bien commun. Le cinéma ne sera pas non plus en reste, Lang ou plus récemment, Lucas s’y sont également attaqués (voir article sur le cinéma utopique).

Les projets utopiques sont nés de l’imagination d’auteurs et d’artistes qui vivaient des époques de changement, de crise sociale où les valeurs morales, économiques ou politiques étaient remises en question. Mais c’était également des périodes favorables à l’imaginaire, aux découvertes les plus folles (comme la découverte de terres inconnues, l’Amérique notamment), aux espoirs les plus insensés… Périodes au fond pas si différentes de celle que nous avons vécue ces dernières années où par ce miroir technique qu’est la télévision, nous avons tous pu suivre des guerres, des famines, de nombreuses injustices qui pointent du doigt notre système encore très peu admirable. La fin du siècle, du millénaire!, ont ajoutés à tout cela des questions profondes. Partout, l’homme s’est recherché un paradis, partout le tournant du nouveau millénaire a posé des questions éthiques et religieuses. Plus que jamais les images malheureuses nous sont devenues insupportables car c’est un nouveau monde qui s’ouvre à nous, une nouvelle époque et toutes les (re)naissances sont faites d’espoir. Il n’est donc pas étonnant de voir ci et là des concours de nouvelles ou autres événement ayant comme thème l’utopie, relançant la réflexion sur l’avenir et le « meilleur des mondes » à construire…

Les mondes virtuels, utopies réelles ?

Aujourd’hui, on peut encore rattacher à cette idée d’utopie, une prouesse technique contemporaine qui a déjà fait l’objet de plusieurs œuvres littéraires ou cinématographiques sur le thème de ses dangers: les mondes virtuels. Le rapprochement entre le virtuel et l’utopie est indéniable. Nous précisions plus haut que le mot « utopie » venait du grec et désignait à la fois un lieu de bonheur et nulle part. N’est-ce pas là une définition correcte de la virtualité? Elle permet en effet de construire une cité idéale, euphorique tout en étant irréelle, inexistante. Paradoxe de la virtualité: c’est un monde que l’on peut sentir, voir, « toucher » et pourtant un monde irréel, ailleurs, « intouchable ». Un film comme « Matrix » nous a posé avec merveille la question de la définition de la réalité. L’image n’est plus perçue comme représentation mais comme matrice, création et créatrice d’un nouveau monde. Reste à savoir s’il ne s’agit pas là d’une simple fuite dans l’irréel, une « superdrogue » (avec tous les dangers qu’elle comporterait en tant que tel, le premier étant une perte des repères) ou d’une véritable révolution sociale qui permettrait de vivre par procuration nos vies rêvées…Quoique cette deuxième hypothèse rejoigne assez bien la première.
Utopia est à nos portes. Mais il nous reste encore le droit de refuser d’y entrer.