Dans la famille Holmes, nous connaissons tous Sherlock, bien entendu, son frère Mycroft, of course, mais a-t-on jamais entendu citer le prénom d’Evelina ? Miss Evelina Cooper n’est autre que la nièce de Sherlock, et Arthur Conan Doyle aurait donc négligé de nous la présenter ! L’auteure canadienne Emma Jane Holloway répare cette omission avec Une Étude en soie, roman déjà édité par Bragelonne en 2015 et qui connaît ici une réédition en deux volumes, format poche. Nous sommes dans Hilliard House, demeure cossue des beaux quartiers du West End où réside la famille de lord Bancroft. Le manoir londonien, où séjourne Evelina (la fille aînée Imogen est une amie de pensionnat), se trouve une nuit encombré d’un cadavre, celui de Grace, une des filles de cuisine, qui gît égorgée sur le carrelage du vestiaire. Qui a mis cruellement fin aux jours de la pauvre domestique, et pourquoi ?

Le départ de l’intrigue est digne d’une partie de Cluedo, mais Evelina ne passera pas les 700 et quelques pages des deux tomes à tourner en rond dans Hilliard House à la recherche du coupable. Au-delà des murs de la propriété, la capitale anglaise de 1888, réinventée, est un terrain d’investigation beaucoup plus large et stimulant : Victoria règne dans les ors de Buckingham et l’aristocratie britannique vit bien accrochée à ses privilèges, cependant le pays est entre les mains des « barons de la vapeur », une association d’industriels détenant tout le système de production et de distribution d’énergie du pays. Leur mainmise est telle que personne sans leur aval ne s’aviserait de construire la moindre machine ni d’assembler le moindre rouage mécanique ! Plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, l’affaire de la domestique assassinée s’avèrera avoir des ramifications jusque dans les affaires plus ou moins louches de Jasper Keating, l’un des barons susnommés…

Était-il nécessaire de rattacher la jolie Evelina Cooper à la généalogie de Sherlock Holmes ? Le personnage aurait pu se suffire à lui-même, sans qu’Emma Jane Holloway n’ait à justifier les aptitudes d’enquêtrice de la jeune femme en lui faisant partager des brins d’ADN avec Sherlock (un personnage au demeurant largement absent du livre). L’écrivaine canadienne apporte heureusement une solide plus-value à l’univers emprunté à Conan Doyle en tissant une dimension romanesque complexe à la croisée des chemins entre récit d’enquête, science-fiction steampunk et fantasy urbaine : gaz et vapeur font tourner la société, il existe toutefois une troisième source d’énergie, la magie, que les « barons » ne maîtrisent pas et qui s’avère donc officiellement interdite. Or Evelina, secrètement, possède le « Sang », elle dissimule d’excellentes dispositions pour la magie, qui lui seront fort utiles dans sa progression vers la résolution de l’énigme.

En plus de ses talents surnaturels, l’héroïne portant chapeaux et corsets est dotée d’un intéressant background (outre sa parenté avec Holmes, elle est issue de la famille Cooper, une lignée de forains sillonnant l’Angleterre avec leur cirque). Acharnée à faire mentir tout déterminisme social, Evelina, fille du commun, poursuit sa propre quête, se faire accepter de plein droit dans la haute société de l’Empire puis accéder à l’université. En parallèle de l’enquête policière, son parcours n’est pas dénué d’intérêt, même si la narration passe beaucoup trop de temps à décrire les mœurs bourgeoises archi-codifiées de l’aristocratie (ah, les carnets de bal des débutantes ! le choix des toilettes ! la parade des prétendants et les premiers émois dans les robes de mousseline !). Tout cela paraît bien inoffensif et se fait surtout au détriment de l’intrigue fantastique et criminelle, qu’on sent parfois reléguée au second plan, sans compter que les quelques assassinats qui émaillent l’histoire ont toujours lieu hors champ, comme si l’auteure tenait à respecter une certaine bienséance. Mais le charme d’Evelina opère, de même que celui de ses trouvailles magiques pour lever un à un tous les mystères. Quant à Holmes, il fait une apparition brève dans le premier volume, avant de se manifester plus sérieusement en fin de course pour donner un coup de pouce décisif à sa nièce et démêler les derniers fils de l’intrigue. Une conclusion par conséquent guère féministe, mais il eût été dommage, sans doute, de priver l’orgueilleux Sherlock d’un petit tour de piste où, une fois encore, il fait la démonstration de ses fantastiques talents de détective.

Disponible en librairie depuis le 20 février 2019. Les aventures d’Evelina Cooper se prolongent dans deux autres romans d’Emma Jane Holloway, A Study in Darkness et A Study in Ashes, non encore traduits en français…