Tandis qu’en France, les cinéastes les plus bouillonnants peinent comme des damnés pour mettre un projet sur pied, de l’autre côté de la Terre, au Japon, un réalisateur tel que Sono Sion (à l’instar de Takashi Miike) obtient carte blanche pour filmer à tour de bras jusqu’à trois, quatre, cinq longs métrages par an, en tapant dans tous les genres ! Tourné en 2014, l’ébouriffant Tokyo Tribe (présenté cette année au NIFFF à Neuchâtel et projeté il y a quelques jours à la Maison de la Culture du Japon à Paris) témoigne de l’extraordinaire vitalité de l’artiste nippon, devenu en quelques années un des créateurs-phares du cinéma de l’archipel.

On découvre dans Tokyo Tribe une capitale japonaise contemporaine mais alternative, contrôlée quartier par quartier par une flopée de gangs hauts en couleurs. Les « tribus » du titre portent de drôles de noms (qu’on vous laissera découvrir), elles ont surtout pour point commun de détester cordialement chaque autre faction ! Donc gare à celui qui se hasarde hors du territoire de sa bande. Trop sensibles aux tiraillements de leur bas-ventre, deux gars issus des « Singes de Musashino » s’engagent dans un bordel, propriété de l’affreux seigneur Buppa. Il n’en faut pas plus pour déclencher une série d’hostilités qui déboucheront sur un conflit généralisé en plein Tokyo…

Tirée d’un seinen manga (signé Santa Inoue et déjà adapté sous forme d’anime), l’histoire ressemble à celles de plein d’autres films de bandes de rues, mais Sono Sion nourrit un projet artistique particulier, celui de tourner un avatar de West Side Story en version rap ! Tokyo Tribe est par conséquent avant tout un film musical, avec des dialogues pour la plupart « rapés ». Le pari était risqué et, lorsque débute la projection, il faut compter un temps d’adaptation avant de réussir à s’immerger dans l’univers du film. Le style de zik et le milieu « gangsta » s’accordent, il est vrai, très bien et, d’un point de vue formel, Sono Sion met tout de suite le paquet : la caméra exécute en ouverture un long plan-séquence qui navigue d’un personnage à l’autre, s’élève au-dessus des têtes puis replonge au ras du bitume éclairé par une multitude de néons colorés, révélant un décor foisonnant, fourmillant de détails et de figurants qui composent la faune interlope de Tokyo.

Nanti d’un budget qu’on devine confortable, Sion visite plusieurs gangs avec une nette préférence pour le clan Wu-Ronz et son boss Buppa, figure grotesque qui serait risible si le personnage n’était pas un authentique psychopathe. Dans le rôle, le comédien Riki Takeuchi propose un jeu tout en rictus et raclements gutturaux qui serait impensable, ridicule, dans un film non-japonais. Mais la caricature passe la rampe car Buppa, affublé d’un costume-cravate doré, se pose en étonnante incarnation mafieuse des nombreux démons grimaçants du folklore nippon. À travers lui (et son bras droit hyper-violent Mera), Sono Sion entend régler leur compte aux comportements machistes propres à l’environnement yakuza (et à la musique rap !) : les conflits, rixes, massacres divers sont avant tout des histoires de quéquettes, et les rivalités meurtrières rien d’autre que de vulgaires concours de bites. Le portrait de Mera, à la chevelure peroxydée et qui s’exhibe volontiers, va jusqu’à marteler que les mâles les plus agressifs ne sont que des gays refoulés (Mera approche les filles mais ne peut dresser que son couteau à cran d’arrêt !). Quant à la salutaire insoumission féminine, elle est symbolisée par le personnage de Sunmi, poupée virginale égarée dans la faune et dont le minois délicat ne révèle rien de ses aptitudes foudroyantes au karaté.

Condensée en une nuit, l’intrigue de Tokyo Tribe voit tous les personnages se courir après, se castagner, s’étriper jusqu’au petit matin. Le soleil se lève sur une conclusion étonnante de bonne humeur et de candeur, qui détonne fortement avec tout ce qui a précédé. Après tout, on est dans un « musical », et il faut bien que tout se termine en chansons (entonnées, en l’occurrence, par une sympathique chorale de voyous qui ont su dépasser leurs différends pour affronter un ennemi commun). Tout cela est un peu naïf mais très positif, autant que l’impression qu’on garde du film une fois la projo achevée.

Tokyo Tribe ne sera pas distribué en salles dans l’Hexagone, il est disponible depuis le 2 décembre en blu-ray et DVD (Wild Side Vidéo).