« Nous voici donc rendus au troisième et dernier tome des Dossiers Cthulhu », introduit James Lovegrove lui-même dans la préface. Un ultime volume qu’on a ouvert avec gourmandise, l’appétit aiguisé par les excellents souvenirs laissés par Les Ombres de Shadwell et Les Monstruosités du Miskatonic, les précédents volets. S’incluant toujours lui-même dans la fiction (Lovegrove, je le rappelle, s’est inventé une parenté avec Lovecraft et nous révèle par cette série de romans des soi-disant feuillets secrets écrits de la main du docteur John Watson), l’auteur fait un nouveau bond dans le temps : Les Démons marins du Sussex nous plonge dans l’Europe du début du vingtième siècle, alors que le continent vit les dernières années de la Belle Époque, juste avant de sombrer dans l’horreur du premier conflit mondial. Comment, d’ailleurs, expliquer que l’Europe civilisée, riche, à cette période, de grandes avancées politiques, culturelles et techniques, puisse ainsi basculer dans le marasme de la guerre ? Il y a du surnaturel là-dessous, et fort à parier qu’une divinité négative telle que R’luhlloig soit secrètement à l’œuvre pour que les hommes en viennent de nouveau à s’entre-déchirer…

Les Démons… débute donc en 1910. Holmes et Watson sont deux sujets vieillissants de la Couronne britannique. Sherlock a mis un terme depuis plusieurs années déjà à son activité de détective-conseil. Il vit dans une ferme, sur la côte de la Manche, où il se consacre aux plaisirs tranquilles de l’apiculture. Rejoint par Watson (toujours londonien et qui envisageait de profiter d’un séjour « calme et paisible » chez son vieil ami à la campagne), le limier doit d’un coup quitter sa retraite et retrouver le chemin de la capitale lorsque les membres du « Club Dagon », dont Mycroft Holmes lui-même, trouvent la mort en l’espace d’une nuit dans des circonstances mystérieuses. D’observations fines en raisonnements avancés, Holmes et Watson remontent le fil d’un complot impliquant un espion de l’Allemagne. Le récit a beau mettre en scène des héros désormais âgés, il est mené à fond de train et on ne s’ennuie pas une seconde, pris dans l’enchaînement des péripéties de cette dernière aventure. Physiques comme verbales, les joutes entre Holmes et ses adversaires sont toujours un plaisir à suivre, et l’humour est omniprésent, très second degré et pince-sans-rire.

Que pourrait-on reprocher à cette entreprise ? Tout est affaire de sensibilité, d’humeur. En 2020, il y a sans doute du monde qui pourrait tiquer devant l’absence au premier plan de personnages féminins (épouses, fiancées, mères de famille ne sont ici utiles qu’à se faire enlever puis secourir !), et l’ambition littéraire elle-même — unir Lovecraft et Conan Doyle — n’a rien de foncièrement « moderne ». Pourtant, force est de constater que Lovecraft, mort en 1937, est aujourd’hui un auteur comme on dit « furieusement tendance » (pour en prendre la pleine mesure, il n’y a qu’à tenter de recenser — bonne chance ! — les multiples et récentes adaptations, en bande dessinée, au cinéma, en musique, des récits de l’auteur américain). Pour peu qu’on soit client de la narration élégante, à la première personne, du docteur Watson (le traducteur Arnaud Demaegd signe une excellente adaptation, classieuse, qui ne lésine pas sur les passés du subjonctif), la trilogie de James Lovegrove réserve par conséquent des heures de plaisir de lecture qu’il serait dommage d’ignorer. Sans compter que l’intrigue de ce tome conclusif, loin de se cantonner au sol anglais, s’évade loin de Londres ou du Sussex pour nous emmener là où plusieurs héros de Lovecraft (par exemple ceux de Dagon ou Dans l’Abîme du temps, entre autres nouvelles) ont marché dans les traces des Grands Anciens et exploré, fascinés et épouvantés, les vestiges lugubres d’antiques civilisations. Si tout cela vous parle, alors plongez-vous dans Les Démons marins du Sussex, sans hésiter et sans tarder. Dans sa demeure de R’lyeh, le défunt Cthulhu vous attend en rêvant…

En librairie depuis le 12 février 2020.