Un regard et un visage familiers de nombreux fans de cinéma fantastique ! Beaucoup se souviennent d’Alice Krige dans La Nuit déchirée de Mick Garris (d’après Stephen King), pour d’autres elle est la reine Borg dans Star Trek : Premier Contact, ou encore la guérisseuse Eir dans Thor : Le Monde des ténèbres aux côtés de Chris Hemsworth et Natalie Portman. Et d’autres, encore, gardent un souvenir ému d’Alice Krige pour l’avoir vue dans le rôle d’Eva Galli, le « fantôme de Milburn » dans le film éponyme de John Irvin en 1981 (avec Craig Wasson et Fred Astaire). Un film dans lequel la comédienne tint le premier rôle féminin, tout comme dans She Will de Charlotte Colbert, produit par Dario Argento et projeté en compétition officielle au dernier Festival de Gérardmer. She Will sera dans les salles ce mercredi 30 novembre.

Khimaira : Veronica, le personnage que vous jouez, n’est pas sympathique du tout au début du film, elle se montre sèche, cassante. Mais les choses évoluent, et on finit par s’attacher à elle… Est-ce un aspect du rôle qui vous a motivée à prendre part au film ?

Alice Krige : Oui, énormément. J’aime quand le personnage que je joue accomplit un voyage, ce qui permet au public du film d’accomplir ce voyage avec lui. Veronica apprend énormément de choses au fil de l’histoire, en particulier elle se rend compte que ce qu’elle a enduré étant plus jeune — et qu’elle a dû taire pendant très longtemps — l’a conduite à porter comme un masque, et ce masque a fini par occulter sa vraie personnalité, pendant toute sa vie. Mais peu importe les apparences : la colère et la douleur qu’elle ressent au fond d’elle-même et qu’elle a refoulées finissent par trouver un moyen de s’exprimer à travers le corps, d’où l’apparition du cancer et l’opération qu’elle a dû subir. Alors il faut que le masque finisse par tomber.

À ses côtés, il y a Desi, un personnage féminin d’importance presque égale dans le film…

Un personnage que j’ai également adoré en lisant scénario, et la comédienne qui l’interprète, Kota Eberhardt, a fait un travail formidable, tout en délicatesse. Son personnage aussi a subi un événement traumatisant dans son enfance, mais sa réaction est différente : contrairement à Veronica, Desi ne cherche pas à s’isoler des autres, à garder ses distances avec le reste du monde. Elle vient à ceux dont elle comprend qu’ils ont aussi souffert, et elle essaie de les aider.

Encore faut-il qu’elle gagne sinon leur amitié, en tout cas leur confiance…

Cela aussi fait partie du voyage… C’est merveilleux, je pense, et aussi très émouvant d’arriver à accorder une parfaite confiance à une autre personne.

Diriez-vous que ce rôle a été particulièrement exigeant ?

C’est ce qu’on pourrait croire mais non, pas du tout, c’est même le contraire : le personnage a beaucoup d’épaisseur, et il y a bien de plus de travail de composition à accomplir lorsque vous devez apporter de la consistance à un personnage dont on ne sait presque rien, et qui n’a qu’une fonction de pivot dans l’histoire. Là, c’est différent, on a sous les yeux un être humain autant qu’un personnage, quelqu’un qui lutte pour rester en vie. Après, les conditions de tournage ont fait que d’un point de vue physique, il a fallu tenir le coup : on a tourné à un rythme rapide, tous les jours pendant cinq semaines. Cela dit, quand on travaille de façon si intense, on en arrive à cesser de réfléchir. Vous vous êtes préparé pour le rôle, vous avez posé toutes les questions que vous jugiez importantes pour construire le personnage, et arrivé à ce point vous vivez chaque scène dans l’instant, sans plus chercher à prendre de recul vis-à-vis de votre travail. C’est en tout cas ainsi que je l’ai vécu, ç’aurait peut-être été différent pour une autre comédienne…

Dans la distribution figure aussi Malcolm McDowell. Je trouve un peu dommage que vous partagiez si peu de temps ensemble à l’image !

En effet, nous n’avons eu qu’une scène en commun… Il a fait un travail formidable, lui aussi. C’est un acteur magnifique. J’aime beaucoup la séquence où il se trouve seul dans ce bar, avant que Veronica ne lui apparaisse, comme une hallucination. Il est simplement assis, la tête entre les mains, et en vient à se regarder lui-même. Le moment est très intense.

Aviez-vous déjà fait sa connaissance avant ce film ?

Non, je ne l’avais encore jamais rencontré. Tout cela me renvoie à mon enfance et mon adolescence, en Afrique du Sud. Là-bas, à l’époque, on n’avait pas de télévision, et même si cela avait été le cas, jamais la censure n’aurait permis la diffusion d’un film comme Orange mécanique. Ce n’est que plus tard, à Londres, où je courais les auditions et les cours d’Art dramatique, que j’ai pu me rendre dans un cinéma et enfin voir le film de Kubrick. J’en suis restée pétrifiée ! Et depuis cette époque-là, je suis une grande admiratrice de Malcolm McDowell. Le jour où je l’ai rencontré, pendant le tournage de She Will, il se trouvait dans la caravane de maquillage avant de se rendre sur le plateau. Je devais également y entrer pour passer entre les mains des maquilleuses, et je savais que j’allais tomber sur lui, juste derrière la porte. J’avais les jambes en coton à la seule idée de franchir le seuil (rires) !

Dans She Will, Malcolm McDowell interprète un cinéaste qui a des choses graves à se reprocher. L’histoire m’a rappelé la fameuse affaire Polanski, dont on a beaucoup parlé il y a quelques années…

Je ne saurais dire si cette histoire a été à l’origine du scénario ou s’il s’agit d’une simple coïncidence. Je sais que la scénariste [Kitty Percy — NdR] a apporté une première version du script à la réalisatrice, Charlotte Colbert, qui l’a aimé d’emblée. Le scénario a été ensuite beaucoup remanié, tout en préservant l’intention initiale.

Le propos du film est très féministe, et je trouve intéressant d’associer l’histoire de Veronica à celle des prétendues sorcières qui furent persécutées il y a longtemps, en Écosse ou ailleurs…

Par le passé, oui, il y a toujours eu des gens qui se sont tournés vers les arts obscurs, le vaudou par exemple. De nombreuses guérisseuses ont jadis été accusées de tous les maux parce qu’elles détenaient des connaissances et pratiquaient des actes qui étaient en dehors de ce qui était communément accepté et attendu à l’époque, surtout de la part des femmes. C’est arrivé en Europe comme en Amérique, et de nos jours, on appellerait tout simplement ces personnes des herboristes ou des naturopathes. Le cœur du problème, c’est l’ignorance. Par exemple, on sait aujourd’hui que le seigle, dans des conditions météo très humides, peut développer une substance chimique qui, si elle est ingérée, peut être à la source de phénomènes d’hystérie. Or, à l’époque de l’Inquisition et des procès en sorcellerie, on consommait beaucoup de cette céréale, et on peut tout à fait penser que des jeunes femmes qu’on a accusées et punies de sorcellerie ou de possession n’étaient que des victimes de ce phénomène, qu’on ne comprenait pas et qu’on réglait en envoyant des gens sur le bûcher ! J’ai été horrifiée d’apprendre que l’Écosse est la région du monde où, en proportion par rapport au reste de la population, on a brûlé le plus de gens, entre autres parce qu’ils pratiquaient la guérison par les plantes !

Heureusement, ce n’est plus pareil aujourd’hui…

Eh bien, ce n’est pas si sûr. Ce que je veux dire, c’est que les gens qui agissent en dehors du système sont toujours diabolisés. Chez moi, en Angleterre, il y a un docteur que je connais bien : il est médecin généraliste, comme plein d’autres, mais il est aussi homéopathe et naturopathe, et il devient de plus en plus difficile pour lui de pratiquer car le système de santé refuse de reconnaître son travail. En résumé, dès que vous sortez des clous, les autorités vous ravalent au rang de rebouteux, et c’est tout juste si vous ne passez pas pour un hors-la-loi.

Pour en revenir au film et à son discours féministe, je dois dire que j’ai un peu tiqué face au traitement réservé aux personnages masculins de l’histoire : ils sont tous risibles ou condamnables, il n’y en a pas un pour racheter l’autre…

Oui, c’est vrai. C’est un aspect du film qui m’a frappée une fois que je l’ai vu achevé — avant cela, pendant le tournage, j’étais surtout focalisée sur mon travail et sur le rôle de Veronica. Cette vision des hommes très sombre ne correspond pas vraiment à mon expérience personnelle de la gent masculine, et il est évident que tous les hommes dans le monde ne sont pas comme ça, à commencer par mon mari, qui est tout à fait charmant, et je sais que la réalisatrice du film, Charlotte, peut en dire autant de son côté ! Le scénario aurait pu, peut-être, ménager un espace de rédemption pour ces personnages, mais cela aurait sans doute compliqué les choses outre mesure en ménageant des sous-intrigues.

Et le film, tel quel, n’est pas d’un abord des plus faciles. Il s’adresse à un public plutôt restreint…

Oui, il est très particulier. Disons que ce n’est pas exactement un film d’horreur, plus un thriller psychologique avec une touche de surnaturel et d’épouvante. L’horreur y est plus intellectuelle que graphique, même s’il y a un peu de sang à la fin… On pourrait aussi dire que c’est une histoire de vengeance, en tout cas c’est ce que dit le dossier de presse en présentant Veronica comme une femme qui parvient à assouvir une vengeance par le biais des rêves. Mais je ne crois pas que Veronica cherche à se venger : ce qu’elle désire le plus, c’est qu’on sache la vérité, toute la vérité sur ce qui lui est arrivé des années plus tôt.

Propos recueillis en janvier 2022 au 29e Festival du Film fantastique de Gérardmer. Remerciements à Molka Mhéni (Mensch Agency) pour l’organisation de cet entretien.

Photo d’Alice Krige © Pascal Gavoille

Retrouvez la chronique du film dans notre compte rendu du Festival de Gérardmer 2022.