Elle a beau avoir contribué activement à l’interdiction des maisons closes au lendemain de la Libération, la fameuse Marthe Richard n’a rien pu ôter au charme romanesque des bordels, en tout cas ceux parmi les plus cossus, avec leurs salons tendus de velours où causeuses et divans accueillaient les conversations entre demoiselles et messieurs avant que les « affaires » se concluent dans les chambres coquettes à l’étage… Il en va ainsi, dans Rouille, aux Jardins-Mécaniques, lieu de débauche nocturne dirigé à la baguette par la maquerelle Madeleine. De toutes les protégées de la petite bonne femme sévère, Duchesse est sans conteste la putain la plus courtisée, au grand dam des autres filles, qui la jalousent avec perfidie. Pourtant le sort de Duchesse n’est pas vraiment enviable : de son vrai prénom Violante, la très jeune femme (est-elle seulement majeure ?) est une amnésique échouée là on ne sait trop comment. L’intrigue déployée non sans maestria par Floriane Soulas va la lancer dans la quête de son identité…

Le portrait séduisant et mystérieux de Duchesse/Violante est l’un des atouts du livre, auquel s’ajoute la peinture imaginaire d’un Paris de fin de 19ème siècle frappé du sceau de l’esthétique steampunk : dans cette uchronie bien tournée, l’Empereur Napoléon IV et la Reine Victoria ont uni leurs efforts pour que France et Royaume-Uni parviennent à conquérir la Lune, quelque 70 ans avant Neil Armstrong ! L’exploitation minière du satellite a engendré des avancées technologiques foudroyantes, modifiant entre autres le ciel de notre capitale, sillonné par d’impressionnants dirigeables qu’emprunte la haute société pour se rendre en Inde ou dans d’autres contrées lointaines. Ajoutons qu’une drogue nouvelle et puissamment addictive, la « rouille », a également fait son apparition, causant des ravages parmi le petit peuple de Paris.

C’est une belle surprise que nous livre l’éditeur Scrinéo, qui a lui aussi été très inspiré de donner sa chance à Floriane Soulas, 30 ans à peine, auteure ici de son premier roman. La plume de Floriane n’est pas sans défaut (quelques maladresses de style et autres aspérités dysorthographiques écorchent l’œil) mais il est impossible de bouder son plaisir au fil du récit, prenant et bien mené. La peinture des mœurs du bordel et des petites frappes de la rue sonne juste, et au cœur du livre arrive en contrepoint une ébouriffante scène de bal, digne d’un conte, sorte de point d’orgue où la prostituée devient la princesse vers qui convergent tous les regards. Puis le récit redescendra inéluctablement dans de cruelles profondeurs, vers une conclusion qu’on redoute terrible. Je tiens à préciser qu’en dépit de son contexte sulfureux, le roman — ciblé « young adult » — ne contient aucun passage scabreux, et Rouille n’est pas du tout un roman érotique. En revanche, en préambule, l’éditeur annonce avec malice une tendance sadique de l’auteure à malmener ses personnages, un avertissement qui se verra justifié dans les ultimes chapitres. A-t-on droit in fine à un happy ending ou bien à une plongée irrémédiable dans les ténèbres ? Ne comptez pas sur moi pour vendre la mèche.

Rouille est depuis aujourd’hui disponible en librairie.