Direction La Paz, Bolivie, au-delà de 3600 mètres d’altitude. C’est perchée dans ces sommets que réside l’Américaine Amy Hesketh, un oiseau rare, à la fois réalisatrice, scénariste, productrice et comédienne. Loin de l’influence et des standards d’Hollywood, Hesketh trace son sillon dans une parfaite indépendance. En termes d’inspiration, d’horreur, d’érotisme, la cinéaste fait songer aux regrettés Jess Franco et Jean Rollin, et ses réalisations ne s’accommodent d’aucune limite : Sirwiñakuy (2010), Barbazul (« Barbe-Bleue », d’après Perrault, 2012), Le Marquis de la Croix (inspiré de Sade, 2012) et le film qui nous passionne ici, Olalla (2014), adaptation de la nouvelle Olalla des montagnes de R.L. Stevenson.

Robert Louis Stevenson (qui n’a pas écrit que L’Île au trésor et Dr Jekyll et Mr Hyde) imagine Olalla en 1885, récit à la première personne d’un officier britannique qui, séjournant dans une hacienda isolée, tombe sous le charme d’une beauté espagnole, Olalla (prononcez « Olalia »). Fleur magnifique née sur le terreau putride de la consanguinité, Olalla appartient à une vieille famille noble, autrefois riche mais ayant sombré dans la déchéance. Plutôt que fantastique, l’histoire est surtout frappée du sceau de l’étrangeté, avec des « vampires » prêts à goûter le sang du narrateur non car ils sont des nosferatus au sens strict, mais parce que la tradition d’inceste qu’ils ont adoptée pour préserver leur souche aristocratique a appauvri et affamé la lignée.

Amy Hesketh a varié les points de vue et déplacé l’histoire dans la Bolivie contemporaine, mais elle n’a pas cherché à détourner l’intrigue de Stevenson pour l’engager dans une voie surnaturelle. Ses personnages restent des vampires « génétiques », aux canines tout à fait ordinaires, qui ne craignent pas la lumière solaire mais redoutent de voir divulguée au grand jour l’appétence familiale pour le sang humain. D’où le cas épineux posé par Olalla : tandis que la famille garde quelques poches de plasma au frais pour de simples apéritifs, Olalla festoie en s’abreuvant directement à la carotide de ses conquêtes masculines. Situation intolérable. Débarque l’autoritaire oncle Felipe, appelé en renfort pour remettre « le monstre » au pas…

Le montage passe en alternance du récit moderne résumé ci-dessus, sorte de prolongement de l’œuvre de Stevenson, à une adaptation plus fidèle, en costumes, dans la campagne sud-américaine du 19ème siècle. Ainsi Amy Hesketh interprète à la fois Olalla et son aïeule, au même prénom. Un double rôle dans lequel elle se donne sans compter : visiblement, la réalisatrice et comédienne aime se représenter dénudée, malmenée, ligotée, et sa fantaisie érotique pimente sacrément le traitement romantique de Stevenson. Entre les mains de son tonton Felipe, adepte de la cravache, la jeune femme connaît de longues heures de tourment attachée sur son lit. Des séquences troublantes auxquelles fait écho une des scènes en flashback, où une meute de villageois en colère — clin d’œil à l’imagerie classique du fantastique gothique — met au supplice la « sorcière » Olalla, débarrassée de ses vêtements, copieusement fouettée et conduite sur le bûcher.

Reflet des pratiques incestueuses de la familia, l’oncle Felipe est interprété par Jac Avila, complice habituel de la cinéaste (ils ont travaillé ensemble sur toutes ses réalisations ; armé de sa cravache, il n’a pas l’air de faire semblant de frapper !). Felipe couche avec ses nièces, Olalla (à son corps défendant) et Ofelia, la sœur fétichiste de l’héroïne, créature hyper sexuée à fort tempérament, une variation punk et tatouée de Betty Page. Associés à d’autres silhouettes marquantes (la tante naine, le cousin chauve grassouillet, et d’autres), tous ces personnages composent une mini-faune s’ébattant dans des séquences parfois surréalistes, qu’on ne verrait jamais dans un film de studio. Soit, le nœud de l’intrigue est tout de même un peu lâche — Olalla faussera-t-elle compagnie aux affreux pour vivre librement sa vie de vampire ? —, et l’interprétation décalée de quelques comédiens (sans doute semi-pros) peut déconcerter. Il n’empêche : un film comme celui-ci nous permet de découvrir le travail libre de toute contrainte (sinon, peut-être, budgétaire, Olalla ayant été cofinancé par une campagne de crowdfunding) d’une troupe qu’on devine soudée autant par son goût pour les images de nudité mâtinée d’horreur que par une solide amitié (outre Jac Avila, Mila Joya, qui joue Ofelia, est aussi de tous les projets d’Amy Hesketh). La bande sud-américaine n’a pas fini de nous en faire voir : ils sont en ce moment à l’œuvre pour tourner une adaptation de Justine ou les Infortunes de la vertu du Marquis de Sade. Un sujet sulfureux et prometteur, qui, on l’espère, permettra à Hesketh de faire un maximum de bruit et de faire mieux connaître les titres de Pachamama Films (sa boîte de production) hors de sa Bolivie d’adoption.

Les films d’Amy Hesketh (et ceux de Jac Avila, qui est aussi cinéaste) sont disponibles à la vente sur le site web de VermeerWorks, leur société de distribution.