Les forêts du Morvan sont-elles le repaire d’un monstre qui fait disparaître les enfants ? Est-ce la même créature qui s’en prend au bétail et abandonne à l’aube des carcasses sanguinolentes ? Mais que cachent les volutes de brume qui viennent serpenter la nuit autour des maisons ? Le petit Jules et sa maman (jouée par Ana Girardot) sont les héros d’Ogre, premier long métrage d’Arnaud Malherbe où la campagne de Bourgogne devient un théâtre d’ombres fantastiques. Ogre s’invite dans les salles dès demain, 20 avril.

Khimaira : Ogre aborde un sujet sérieux qui aurait pu donner lieu à un film dramatique et réaliste. Mais tu as choisi de traiter le récit sous l’angle du fantastique. Pourquoi ?

Arnaud Malherbe : Le fantastique, c’est une approche qui m’a permis de mettre en images et en sensations l’univers mental d’un petit. Traiter le même sujet en adoptant une vision naturaliste et sociale, ç’aurait été possible, mais on n’aurait pas pu accomplir ce voyage dans l’imaginaire d’un enfant. Le biais du fantastique m’a permis de faire apparaître à l’image le poids de la menace que représentait le père. Et on saisit alors l’envie très forte de l’enfant de les protéger, lui et sa mère, contre un mal qui pourrait venir les dévorer. Un sujet qui se prêtait parfaitement à un traitement fantastique.

L’apparence de l’ogre tel qu’il apparaît aux yeux de l’enfant, comment l’as-tu conçue ?

C’est une image qui s’est imposée très tard : pendant l’écriture du film l’ogre se résumait à une menace presque désincarnée, c’était juste une présence diffuse qui se manifestait la nuit. Ce n’est qu’au moment d’attaquer le tournage qu’il a fallu se poser la question de savoir ce qu’on allait vraiment montrer à l’écran. Et j’avais envie de mettre en scène un acteur avec des effets spéciaux de maquillage, tout en m’éloignant de l’image traditionnelle de l’ogre, c’est-à-dire une silhouette imposante, gargantuesque, comme dans l’histoire du Petit Poucet. Par clin d’œil mais aussi par goût esthétique, j’avais envie de représenter au contraire un ogre au physique très sec, presque cadavérique, parce qu’il a très faim et il met du temps à trouver à manger.

Ogre se plaît justement à déjouer les attentes des spectateurs en matière d’histoire traditionnelle, en lançant, par exemple, plusieurs fausses pistes. Les amateurs de récits d’horreur peuvent se retrouver déconcertés devant la tournure que prend le film… C’était un parti pris un peu risqué, non ?

Oui, j’en suis bien conscient. J’ai entendu des gens qui se rendaient à la projection et qui, manifestement, s’attendaient à découvrir un film de terreur pur. Je comprends que ces spectateurs-là puissent être décontenancés, pas obligatoirement déçus mais en tout cas surpris. Et c’est une chose qui compte beaucoup à mes yeux, que le film étonne le public. Si, une fois dans la salle, on ne reçoit rien d’autre que ce qu’on est venu chercher, on ne sera pas forcément heureux de s’être déplacé. Dans le cas d’Ogre, on se retrouve dans une espèce d’entre-deux, d’ambivalence, ce qui permet d’ailleurs à des gens qui n’apprécient pas du tout le fantastique d’aimer quand même le film et de se rendre compte que le genre peut tout à fait proposer des œuvres qu’ils trouveront intéressantes.

Et par là-même de comprendre que le fantastique est loin de se limiter au gore à l’usage des grosses brutes…

Exactement ! Après, je t’avouerai que le gore, ce n’est pas non plus ma came. Mais je comprends très bien qu’on puisse aimer ça, et surtout qu’on puisse aimer ça et autre chose aussi.

Il y a un moment très dur dans l’histoire, quand la maman refuse d’entendre les peurs de son fils parce que ce qu’il dit vient interférer dans la relation amoureuse naissante qu’elle a nouée avec le médecin…

Oui, mais c’est une réaction assez commune des parents dans ce type de situation, quand les enfants leur font part de choses qui ne relèvent pas du domaine du rationnel. Par exemple tout ce qui a trait à la peur. Nous, adultes, avons tendance à rationnaliser, à répliquer que ce que racontent les gamins n’a aucun sens. Pour les petits, une telle réaction est hyper violente car la peur qu’ils éprouvent est bien réelle. Quand il était plus jeune, mon fils a éprouvé des terreurs nocturnes — et cela a été une des sources d’inspiration du scénario. Maintenant il va mieux, il peut s’endormir sans qu’on soit près de lui, mais quand il a peur, il « sait » qu’il y a quelque chose. Ce n’est pas juste qu’il pense ou qu’il croit qu’il y a quelque chose. Il le sait, c’est sa réalité.

En fait, il y a deux personnes dont tout le monde se détourne : l’enfant, donc, ainsi que le père éploré dans le village, seul avec sa détresse. Quel est le point commun entre ces deux personnages ?

Je pense qu’ils sont tous deux porteurs d’une ambivalence : au même titre que l’enfant, ce que dit ce père relève-t-il de la réalité ou bien n’est-ce pas juste sa douleur qui le pousse à tenir des propos délirants ? Cet homme a peut-être peur d’une créature ou d’une bête dont l’existence est possible, mais là aussi, et c’est l’un des enjeux narratifs du film, tout reste dans une sorte d’entre-deux. C’est au spectateur de se livrer à sa propre quête de la vérité, et de décider de ce qui vraisemblable ou non.

L’enfant, Jules, est aussi en proie à d’autres craintes, par exemple celle d’être ostracisé à l’école. Est-ce un autre problème que tu tenais particulièrement à traiter dans le film ?

Tout cela fait un peu partie du corpus classique de l’enfant singulier. Jules est le petit nouveau de la classe, il a en plus un problème auditif, ce qui fait que d’emblée, les autres enfants le déconsidèrent. La cour d’école devient comme une arène. Et en plus, à la maison, sa mère ne croit pas un mot de ce qu’il raconte.

Le fait qu’il soit sourd et appareillé, était-ce seulement pour le rendre étrange aux yeux de ses nouveaux camarades ou bien y a-t-il une autre raison, plus profonde, à cette particularité ?

C’est vrai que ce handicap tend à le distinguer fortement des autres, mais il a plusieurs fonctions : la surdité justifie que Jules porte un regard original sur le monde et elle contribue aussi à apporter au film une esthétique sonore particulière.  Le cinéma, ce n’est pas que de l’image, c’est aussi du son, et ce trait du personnage nous a fait travailler énormément sur les silences, les textures, etc.

Était-il crucial que l’histoire se déroule dans un cadre rural ?

La question s’est posée, on s’est effectivement demandé si on ne ferait pas mieux de planter un décor totalement urbain. Mais de façon classique, les contes — car pour moi, il s’agissait bien de filmer un conte — se déroulent dans un milieu rural, et je tenais aussi énormément à aller tourner en forêt. Et puis en ville, tout est toujours très éclairé, tandis qu’à la campagne, le cadre laisse plus d’espace à l’obscurité…

Les plans nocturnes et embrumés sont magnifiques…

On a eu de la chance de ce côté-là ! Bien sûr, on avait tout le nécessaire sur le plateau pour fabriquer du brouillard, mais on s’est retrouvés à tourner avec des nappes de brume authentique. Tout cela participe à recréer visuellement tout l’univers des contes tel qu’on peut le voir illustré dans certains livres. Par Gustave Doré, par exemple. J’avais envie que le film soit beau.

Les contes ne sont pas tellement éloignés des fables, et celles-ci se concluent toujours par une morale. S’il y a une morale à retirer de cette histoire, comment la définirais-tu ?

C’est tout bête parce que ça tient presque en une « tagline » : il faut avoir le courage d’affronter ses peurs pour grandir. La mère et son fils sont en situation de fuite, ils tentent d’échapper à l’objet de leur peur mais à vrai dire, la peur, ils la portent en eux et le changement de cadre de vie ne suffit pas à résoudre leur problème. Plein de gens se retrouvent dans ce schéma-là, parce qu’ils ont des problèmes dans leur travail, parce qu’ils souffrent de dépression… et certains pensent quand le déplacement, le changement de zone géographique sera d’une grande aide pour que tout aille mieux. Les voyages sont en soi des expériences positives car on va forcément faire des découvertes, rencontrer de nouvelles personnes, mais malgré tout on emporte ses problèmes avec soi et la solution n’est jamais dans la fuite.

À part l’ogre, y a-t-il d’autres figures typiques des contes qui t’effraient ou que tu aimerais aborder dans un autre film ?

J’aime beaucoup les fantômes, vraiment. Mon prochain film fantastique sera donc une histoire de fantôme, et je peux déjà dire que j’ai l’ambition d’en faire un film effrayant, beaucoup plus qu’Ogre. Ce sera un film avec un propos et un sujet, bien sûr, mais j’entends projeter sur l’écran quelque chose qui fera très, très peur. Sinon, je n’ai pas d’envie particulière concernant un autre personnage-type des contes ou du folklore. J’en profite pour ajouter qu’il est important, pour moi, que le cinéma fantastique français n’aille pas chercher ailleurs ses figures horrifiques, qu’il ne les emprunte pas au cinéma américain, par exemple, en ayant recours à des « bogeymen » comme on en voit les films d’épouvante US. Il faut qu’on en reste à des choses qui correspondent à notre environnement.

Concrètement, ton ogre a été réalisé par Olivier Afonso et son équipe de maquilleurs de l’Atelier 69, si je ne me trompe pas ?

Oui, c’est bien lui. Olivier est un gars super, c’est l’une des personnes qui, en France, se dédient corps et âme au cinéma fantastique. Lui et son équipe font leur boulot avec passion, et ils s’associent très étroitement à la confection des films. Ils ne sont pas les seuls, cela dit, il y a en France tout un terreau de compétences, de passion et d’envies, mais on est loin de l’exploiter autant qu’on le pourrait car il y a trop peu de productions fantastiques.

Et j’en viens à la question qu’on ne peut s’empêcher de poser à chaque fois qu’un réalisateur français se présente avec un film fantastique dans ses valises : ton film a-t-il été difficile à fabriquer ? Du point du financement, j’entends… As-tu eu du mal à convaincre des gens d’investir dans ce projet ?

Oui, bien sûr. Je me suis souvent entendu dire : « Mais pourquoi tu t’emmerdes à faire un film fantastique ? ». Parce que c’est très dur, trop dur, à plein de niveaux : entre la recherche de budget, la capacité de fabrication du film et ensuite la quête d’un distributeur — car qui peut bien acheter ça ? Quand tu t’adresses à une chaîne de télé qui, pourtant, est censée aider le cinéma français, et que tu essaies de les convaincre de prendre part à un film fantastique, d’entrée de jeu c’est mort. Comme le film de Just Philippot, La Nuée, notre film a bénéficié du système d’avance sur recettes du CNC qui est spécialement réservée au cinéma de genre. Ce n’est pas la seule source de financement, bien sûr, Canal+, notamment, s’associe encore à ce type de production. Mais on est dans un système fragile, les partenaires sont trop peu nombreux et cette aide du CNC est vitale pour notre cinéma fantastique. Après, il faut dire que ce système change tous les ans de bénéficiaire : l’an dernier, l’aide était destinée à accompagner exclusivement les projets de comédie musicale, cette année ce sont les comédies romantiques — et bon, franchement, est-ce bien nécessaire de faire bénéficier celles-ci de ce type d’assistance ?

Sans doute la faute d’une acception trop large de ce qu’on entend par « cinéma de genre » ?

Tout à fait ! Il faudrait, et c’est nécessaire de le faire entendre, que ces aides soient réservées à une typologie de films plus restreinte, qu’on définisse beaucoup plus finement ce qu’on entend par « film de genre ». En ce qui me concerne, l’appellation devrait se limiter au fantastique, à la SF, au film noir et au thriller. Mais ce n’est pas la conception qu’en ont aujourd’hui beaucoup de gens, qui confondent « films de genre » et « genres de film », ce qui n’est pas du tout la même chose.

Propos recueillis en janvier 2022 au 29ème Festival du Film fantastique de Gérardmer. Photo d’Arnaud Malherbe © Pascal Gavoille.

Remerciements à Molka Mhéni et Zvi David Fajol de Mensch Agency pour l’organisation de cet entretien.

La chronique d’Ogre est à lire dans notre compte rendu du Festival de Gérardmer 2022. Sortie du film dans les salles le 20 avril 2022. En bonus, une bande annonce alternative en version animée, narrée par la voix d’Ana Girardot :