Lloyd Singer, anciennement Makabi, est une série atypique par bien des côtés. Son héros, ses thèmes, son rythme en font définitivement une série marquante. Khimaira a donc profité de la sortie du 6e tome, qui clôture un second cycle, pour poser quelques questions à son scénariste Luc Brunschwig. L’occasion parfaite de clarifier ce qu’est, et n’est pas, Makabi…

Khimaira : Revenons pour commencer à la création de Makabi. D’où est née l’idée de ce personnage et de cette série ?
Luc Brunschwig : La série est née avec l’envie d’introduire dans un univers à la Largo Winch un personnage qui aurait physiquement, intellectuellement et émotionnellement les caractéristiques de mon frère Yves, qui ressemble à Woody Allen, est juif, comptable, célibataire et particulièrement empathique, surtout avec les femmes.
Yves a dirigé pendant 4 ans un cabinet comptable exclusivement composé de femmes. Il l’a fait de main de maître, sachant instaurer un climat d’écoute, de confiance, dont toute séduction était exclue. Le cabinet n’a jamais aussi bien marché que sous sa houlette. Ca me fascinait.
Je me suis donc demandé ce qui arriverait si on faisait fusionner les habituelles histoires de thrillers à l’américaine avec un personnage décalé qui, de prime abord, n’avait pas de raison d’en être le héros.
Et visiblement, ça change énormément de choses !

Khimaira : Comment Olivier Neuray a-t-il été impliqué dans le projet ?
Luc Brunschwig : Au moment où j’étais en train de créer l’histoire, j’ai reçu un paquet contenant les 5 tomes de la série qu’Olivier avait réalisé chez Glénat, Nuit Blanche avec Yann au scénario. Olivier venait de découvrir le Pouvoir des Innocents et l’Esprit de Warren. Il avait envie d’aborder ce genre d’histoires avec moi et m’envoyait sa série pour voir si cette collaboration pouvait me tenter. En lisant Nuit Blanche, j’ai tout de suite vu son attachement à ses personnages, ce qui est la principale chose que je recherche chez mes collaborateurs.
On s’est rencontré, on a beaucoup discuté de ce que j’avais dans mes tiroirs. Curieusement, ce sont les histoires de famille qui pullulent dans MAKABI, qui ont attiré Olivier qui s’en sentait très proche.

Khimaira : Comment se déroule votre collaboration ? Jusqu’à quel point intervenez-vous ? Par exemple lui fournissez-vous un découpage précis ?
Luc Brunschwig : J’ai une vision assez précise de ce qu’il faut à l’histoire, oui. Je ne travaille pas pour ma gloire mais dans l’intérêt du récit et des personnages qui évoluent à l’intérieur. Je n’ai pas d’égo… si je peux faire mieux, je n’hésite pas à me remettre à l’ouvrage et à batailler avec moi-même jusqu’à ce qu’on offre sinon la perfection, du moins des choses fortes et représentatives des « personnages » que nous avons créés. Pour cela, je donne au dessinateur un découpage précis, page par page, case par case, dialogué. Je fournis de courtes indications de mises en scènes, mais surtout, c’est l’état psychologique des acteurs de la scène que j’essaie de décrire au mieux.
Olivier me propose ensuite un découpage rapide, mais précis que nous pouvons rediscuter ensemble, au cas où le rythme ou un cadrage pourraient être amélioré, une info rajoutée pour rendre la narration plus fluide…

Khimaira : La série a été arrêtée après 4 tomes chez son précédent éditeur, Dupuis. Que s’est-il passé ?
Luc Brunschwig
: Ce n’est pas tout à fait exact. La sortie des albums a été mise en stand by après la sortie du tome 4 parce que notre directeur de collection chez Dupuis pensait que l’intérêt de MAKABI tenait dans l’intégralité d’un cycle. On nous a donc demandé de mettre le tome 5 de côté jusqu’à réalisation complète du tome 6 afin de sortir le second cycle en une seule fois, en un gros volume de 160 pages, que Dupuis comptait vendre aux lecteurs comme l’équivalent des meilleurs polars américains, à emporter avec soi à la plage pour un moment passionnant de lecture…
Malheureusement, il y a eu un gros cafouillage et l’album ainsi conçu a été présenté aux libraires comme une « intégrale » de MAKABI et non comme une « nouveauté » de MAKABI. Dans l’esprit d’un libraire, une intégrale est un album venant en fin de vie d’une série déjà largement exploitée. Les mises en place ont été ridicules et on nous a annoncé que Dupuis, après cette débâcle, ne donnerait pas de suite à MAKABI. Ca a été un choc. J’avais encore énormément de choses à dire sur Lloyd et sa famille.
Comme l’erreur venait d’eux, je leur ai demandé de me permettre de voir si je trouvais un repreneur afin que MAKABI sortent dans de bonnes conditions et avec plus de motivations. Ils ont accepté.

Khimaira : Est-ce vous qui êtes allé démarcher Bamboo ? Qu’est-ce qui vous as plu chez eux ? Pourquoi, pour poursuivre Makabi, ne pas être allé chez Futuropolis par exemple, chez qui vous aviez déjà des séries en cours ?
Luc Brunschwig
: Oui, je me suis occupé de monter un dossier et de joindre d’éventuels repreneurs. J’avais croisé Hervé Richez dans un festival quelques années plus tôt et le contact avait été excellent. Il m’avait avoué qu’une de ses séries préférées, moteur de son envie de devenir scénariste, était le Pouvoir des Innocents. Je me suis dit qu’il serait peut-être sensible à ma proposition, ce qui a en effet été le cas. Il connaissait bien MAKABI et était fan de la série. La vraie surprise, c’est que Olivier Sulpice le créateur de Bamboo et Greg Neyret, le directeur commercial, étaient eux aussi fans de notre héros… en fait, BAMBOO nous a accueilli pour garder en vie une série dont tout le monde avait réellement envie de connaître la suite, par simple plaisir de lecteurs… on ne pouvait en demander plus !
J’ai parallèlement fait la proposition à Futuropolis, mais il est vrai que graphiquement, la série est très éloignée de ce que propose habituellement cet éditeur… sans doute trop. De plus, la maison venait d’engager pas moins de 4 nouveaux projets avec moi… dont un qui avait nécessité le rachat de mes droits auprès d’un précédent éditeur… il leur était impossible de recommencer cette opération pour 6 tomes de MAKABI… même si Sébastien Gnaedig en fût le premier directeur de collection chez Dupuis.

Khimaira : Le rythme de votre récit n’hésite jamais à prendre le contre-pied de ce à quoi le lecteur peut s’attendre, s’attardant sur le l’histoire de Lloyd quand on attend que le récit lancer l’intrigue, ou dévoilant l’identité du tueur au 2e tome. Avez-vous conscience de prendre un risque de sortir des chemins établis, consensuels mais qui ont l’avantage d’avoir déjà été éprouvés?
Luc Brunschwig :
Tout ce que je peux dire, c’est que si je fais de la BD, c’est pour me surprendre et surprendre les autres… j’aime profondément ce média et ma façon de le remercier de m’avoir accueilli c’est d’essayer d’en tirer des choses novatrices, même si c’est dans le cadre d’histoires qu’on peut penser usée jusqu’à la corde, tant le filon a été exploité.
Faire du neuf avec du vieux… c’est ce que j’aime.

Khimaira : L’empathie naturelle de Lloyd Singer semble bien plus vitale que les capacités de son alter-ego. Qui est vraiment le héro de la série au final, Makabi ou Lloyd Singer?
Luc Brunschwig
: Lloyd Singer est clairement le héros de la série, et c’est d’ailleurs sous ce nom que j’avais conçu le projet, qui s’intitulait au départ, LLOYD SINGER, tome 1 : MAKABI. Quelqu’un chez Dupuis s’est dit que MAKABI claquait mieux et serait sans doute plus facile à retenir pour les lecteurs. Bêtement, nous lui avons donné raison, ce qui a donné à MAKABI une importance qu’il n’avait pas du tout au départ. Beaucoup de lecteurs ont cru que c’est le développement de ce personnage qui était au centre de l’histoire, alors qu’il s’agit avant tout de décrire l’évolution psychologique de LLOYD au travers de tout ce qu’il vit dans des aventures qui bousculent son quotidien.
C’est la raison pour laquelle nous avons re-titré la série LLOYD SINGER au moment du passage chez Bamboo et donné toute son importance au personnage central sur les couvertures.

Khimaira : Cette empathie fait de Singer un enquêteur diamétralement opposé à Holmes, dont vous avez aussi fait le sujet de l’une de vos séries. Passer de l’une à l’autre n’a pas représenté un trop grand écart ?
Luc Brunschwig
: La défiance et la froideur de Holmes envers les autres humains et la profonde sympathie de Lloyd pour ces mêmes gens me semblent tenir du même processus, une façon de fonctionner avec les autres tout en se protégeant des coups de la vie. Etudier ces deux types de fonctionnement me passionne et évite les redites.

Khimaira : Une identité secrète, un nom de code, un costume, des capacités presque surhumaines: Makabi est-il un super-héros?
Luc Brunschwig
: Clairement non ! C’est une double personnalité que LLOYD s’est inventé enfant pour se protéger des gamins de son quartier qui le harcelaient, mais ça s’arrête là. Il n’a pas de prétention à rendre la justice et ne mène aucun combat impérieux contre le mal.

Khimaira : Si Singer est très orienté vers le thriller policier, il intègre aussi de nombreux autres genres. Est-ce que vous vous revendiquez d’un genre en particulier ? La démarche d’en sortir est-elle volontaire ?
Luc Brunschwig
: Je me revendique de la vie dans son sens le plus général. Mon but est de faire se rencontrer mes lecteurs et des personnages de fiction, dont j’espère qu’ils sont assez forts et bien caractérisés pour donner l’impression qu’ils existent réellement. Ca implique de parler d’eux dans toutes les dimensions qui font de nous des êtres humains : l’amour, les relations familiales, le travail, leurs relations à la société qui les entoure, etc.
Si je réussis à faire ça, à donner à mes lecteurs l’envie de poursuivre leur lecture pour savoir ce qui arrive à mes personnages, à mieux les découvrir, les comprendre, je dis : mission accomplie.

Khimaira : Le tome 6, qui conclut le second cycle, vient tout juste de paraitre. Avez-vous déjà prévu la suite?
Luc Brunschwig
: Oui, le tome 7 est en cours de réalisation avec Olivier Martin qui remplace Olivier Neuray qui souhaitait depuis un moment se lancer dans une nouvelle aventure éditoriale.
Cette fois nous entrons de plein pied dans l’histoire de la famille Singer.
Esther, la sœur anorexique, est littéralement en train de se laisser mourir de faim et une psychothérapeute propose une psychanalyse familiale pour comprendre ce qui dysfonctionne chez elle et dans sa relation à ses proches. C’est l’occasion de plonger dans l’histoire de la famille et d’y découvrir des vérités dérangeantes alors qu’on pouvait imaginer que tout ce petit monde était bien lisse .

Khimaira : Avez vous d’autres projets en cours en dehors de Singer?
Luc Brunschwig
: De nombreux, oui ! Je travaille sur le tome 3 de HOLMES et de la MEMOIRE DANS LES POCHES, je lance en septembre un remake d’une série avortée il y a plus de 10 ans aux Humanoïdes Associés qui s’intitulait URBAN GAMES et que nous avons rebaptisé pour l’occasion : URBAN.
Le dessinateur sera Roberto Ricci et c’est graphiquement une découverte qui va faire parler d’elle, j’en suis sûr.

Je lance aussi cette année deux suites au POUVOIR DES INNOCENTS, la série qui m’a fait connaître. Une de ces suites s’intitulera CAR L’ENFER EST ICI et racontera le combat de Joshua Logan pour prouver son innocence, lui qui est accusé à tort d’avoir assassiné 508 personnes.

L’autre suite qui est déjà dans les bacs depuis mai s’intitule LES ENFANTS DE JESSICA. Elle parle des Etats-Unis, 10 ans après le Pouvoir, et de la façon dont la présence sur l’échiquier politique de Jessica Ruppert, une femme très à gauche, a transformé le pays, provoquant de terrifiants conflits entre les partisans du changement et les tenants d’un implacable conservatisme.